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Présentation

Sandra Laugier


Un élément constant de la pensée de Stanley Cavell est sa façon de prendre au sérieux le cinéma, notamment hollywoodien, non comme objet philosophique, mais comme philosophie, comme ayant un contenu et un enseignement philosophique. Cavell, après un ouvrage général sur l’ontologie et l’expérience du cinéma, La projection du monde, s’est consacré à la comédie américaine des années 1930, appelée par lui “ comédie du remariage ”, dans un ouvrage devenu classique : A la recherche du bonheur. Il y étudie une série de sept films, tous sortis dans les années 1930-40, et tous construits suivant un schéma similaire, celui du remariage (la séparation puis la réunion d’un couple). Pour Cavell, ces films constituent un genre spécifique du cinéma parlant hollywoodien, et forment le noyau central et la réussite majeure de la comédie hollywoodienne à partir de l’avènement du son. Les exemples les plus connus de ces films sont The Philadelphia Story (Indiscrétions, George Cukor, 1940), The Awful Truth (Cette sacrée vérité, Leo McCarey, 1937), Adam’s Rib (Madame porte la culotte (!), George Cukor, 1948).
Ces films constituent aussi une date dans l’histoire du féminisme, en mettant toujours l’accent, pour la première fois sans l’histoire du cinéma, sur l’héroïne (formidablement incarnée, dans plusieurs cas, par K. Hepburn), qui y subit l’équivalent d’une mort et d’une renaissance, symbolisant sa transformation. La comédie du remariage est ainsi le lieu de l’invention d’une nouvelle femme, à travers la mise en scène des enjeux de l’égalité dans le couple, et d’une reconnaissance mutuelle. La visée principale de l’intrigue, dans ces films, n’est pas d’unir le couple central mais de les ré-unir à nouveau. Les comédies du remariage, héritant de certains traits shakespeariens, montrent la capacité, chez leurs héroïnes et héros, de surmonter la séparation à travers la conversation : parole où s’énonce la revendication de la femme, et où s’accomplit l’éducation mutuelle des héros, et dont les comédies de remariage offrent, dans l’allégresse des débuts du talkie, des exemples inégalés. Cavell s’est ensuite tourné vers un genre contemporain et “ jumeau ” du remariage, le mélodrame, dans son récent livre Contesting Tears , consacré aux grands classiques du mélodrame que sont par exemple Gaslight (Hantise, George Cukor, 1944) et Lettre d’une inconnue (Max Ophuls, 1948). Le mélodrame inverse la structure de la comédie du remariage, en mettant en scène l’impossibilité d’établir une conversation, et la solitude d’une femme “ face à son destin ” (cf. Now Voyager, Irving Rapper, 1942) : mais la solution à cette impossibilité, s’il y en a une, n’est pas dans les retrouvailles avec l’autre et la conversation retrouvée du couple, mais dans la construction perfectionniste et isolée du soi. Cet accent mis, peut-être encore plus nettement que dans le genre du remariage, sur la femme, son caractère mystérieux et inconnaissable, et sa recherche difficile d’une voix propre, donne au mélodrame une place centrale dans la constitution d’une image de la femme au cinéma. Cela fait peut-être de Contesting Tears (qui a été largement discuté dans le champ du féminisme américain) une des réflexions récentes les plus originales sur le statut de la femme.
Le texte que nous présentons ici est consacré au film emblématique de la série, et définit le genre même du “ mélodrame de la femme inconnue ” : Lettre d’une inconnue.