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Lettre d’une femme inconnue

Stanley Cavell


Lorsque, dans le film de Max Ophuls Letter from an Unknown Woman (1948, Lettre d’une inconnue), l’homme arrive aux derniers mots de la lettre que lui a adressée la femme (ou une femme) inconnue, on nous le montre – selon des techniques éprouvées et bien connues de montage rapide – agressé par une suite d’images tirées de passages déjà vus du film. Cette agression par les images s’avère fatale. La réaction qu’il a quand il a fini de lire la lettre est de relever les yeux et de regarder dans le vide, comme pour évoquer ces images du film ; et la réaction qu’il a devant l’agression qui s’ensuit de ces images ainsi répétées est de se couvrir les yeux des doigts tendus de ses deux mains, dans un geste mélodramatique d’horreur et d’épuisement. Pourtant il ne voit rien que nous n’ayons déjà vu, et les images elles-mêmes sont parfaitement triviales – le moment où il relève la voilette du chapeau de la femme pour découvrir son visage, leur promenade à tous les deux au Prater à la fête foraine en hiver, le moment où elle prend une pomme confite, celui où ils dansent, puis celui où il lui joue une valse au piano dans la salle de bal déserte. Une réaction apparemment excessive à des images apparemment triviales – il semble que l’on puisse caractériser ainsi une façon de réagir au cinéma en général, en tout cas à certains types de cinéma, et peut-être par-dessus tout aux films classiques de Hollywood. Mais puisque Max Ophuls est un metteur en scène ambitieux, et qu’il s’agit d’un film particulièrement ambitieux, ce qui est peut-être sous-entendu, c’est que la façon dont cet homme réagit aux images qui reviennent du film et de son passé – l’horreur et l’épuisement qu’il manifeste – est en quelque sorte sous-jacente (ou devrait l’être) à la façon dont nous réagissons à tout film de ce type, et peut-être au cinéma qui compte en tant que tel. Il semble que l’horreur que ces mains voudraient repousser appartient à un mode particulier, puisqu’il nous est aussi permis de comprendre les images qui apparaissent menaçantes sous les yeux de cet homme comme étant, non pas ce qu’il a vu, mais ce qu’il n’a pas vu, ce qu’il a refusé de voir. Alors, sommes-nous sûrs, nous, d’avoir vu ce qu’il dépend de nous de voir ? Qu’est-ce qui motive ces images ? Pourquoi leur connaissance constitue-t-elle une agression ?

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Nb : la totalité de cet article est disponible dans la version papier de Cités.