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  Editorial  
 

L’asservissement des femmes

Yves Charles Zarka


L’asservissement des femmes privées de tous droits, humiliées et persécutées au nom de l’Islam dans le régime tout juste défunt des talibans, au-delà de sa signification locale et de la radicalisation de l’islamisme en Afghanistan et dans d’autres pays, a une signification plus générale. Il révèle, jusqu’à la caricature, à quel point le statut social et juridique des femmes est un élément déterminant dans l’évaluation d’une société et d’une culture. C’est au degré d’émancipation de droit et de fait des femmes, à l’existence d’une égalité de leur condition par rapport aux hommes, au niveau de réalisation factuelle de cette égalité et à l’ampleur de son intégration dans les pratiques sociales et les habitudes que peut se juger le degré de liberté d’une société.
Si l’histoire humaine est, malgré tout, une histoire de la liberté, si elle n’a pas de sens hors de cet accomplissement même, alors on peut dire que le degré de liberté des femmes est à la fois un enjeu majeur et un signe décisif de cette histoire de la liberté. Ce que je dis là ne suppose ni optimisme béat, ni aveuglement sur le présent. L’histoire humaine est sans destin. Elle n’est écrite ni dans son commencement, ni dans sa fin. Elle est par définition contingente, sujette aux retards et aux régressions. Ce qui veut dire que l’histoire de la liberté est une possibilité, pas du tout une nécessité. L’histoire humaine peut avoir un sens, mais elle peut également s’abîmer dans le non-sens, provisoire ou définitif.
Certes toute société comporte un système de contraintes dont le fonctionnement est plus ou moins conscient aux agents sur lesquels il s’exerce, plus ou moins symbolique, mais tous les systèmes de contraintes ne sont pas équivalents, ils ne sont pas tous également attentatoires aux libertés. Contre le relativisme généralisé, qui est la plaie de notre temps, et contre le sociologisme qui empêche toute évaluation des systèmes sociaux, il faut rappeler qu’il existe un fondement non relatif des valeurs – la dignité humaine – et qu’il existe des formes sociales et juridiques qui protègent les libertés alors que d’autres les menacent ou les annulent. Sur ces deux points, la place des femmes dans la société est un élément décisif d’évaluation.
La deuxième moitié du XXe siècle a été le lieu d’un processus de libération des femmes encore en cours, du moins dans les démocraties occidentales. Cela ne s’est pas fait tout seul, il y a fallu de la volonté et des luttes des femmes elles-mêmes, mais des modifications décisives sur les plans des droits et des dispositifs sociaux ont été réalisées pour qu’une égalité réelle s’établisse progressivement entre les deux sexes. Ce qui a rendu possible ce progrès vers l’égalité des sexes et vers la libération des femmes, c’est sans le moindre doute l’existence du système social démocratique. La démocratie moderne a pour trait caractéristique, comme l’a montré Tocqueville, de constituer une structure de la société avant de définir un régime politique. L’égalité des conditions en est ainsi l’infrastructure. C’est elle qui a rendu possible l’égalité des sexes. Je n’ai malheureusement pas la possibilité de développer ici ce point. Je me contenterai d’en tirer deux remarques sur le statut des femmes hors des sociétés démocratiques et en elles.
1 / Hors des sociétés démocratiques, la domination masculine se fonde et se reproduit à travers la reconduction d’une inégalité des conditions, dont l’inégalité entre les sexes est à la fois une figure et un élément majeur. Cette reconduction s’opère à plusieurs niveaux touchant la société, les institutions, la culture et la religion. C’est à tous ces niveaux que s’inscrit l’asservissement des femmes. Ces différents facteurs se conjuguent en particulier dans les sociétés islamiques et expliquent que ces sociétés patriarcales (la femme appartient à son groupe de lignée agnatique, ou parenté par le mâle), polygames (pour la plupart, au moins en droit), d’infériorité juridique des femmes et d’inégalité dans l’héritage se soient perpétuées jusqu’à nos jours. Il faut une sérieuse dose d’aveuglement idéologique, ce qui est un autre nom de la mauvaise foi, pour voir dans l’Islam, fût-ce sous sa forme originelle, une religion de la libération des femmes et de l’égalité des droits avec les hommes. C’est précisément parce que les sociétés islamiques, malgré des différences parfois importantes sur les plans social et juridique, reposent sur le principe de l’infériorité des femmes qu’elles s’avèrent incompatibles avec la démocratie . On peut dire sans risque de se tromper que le point central où se joue le passage des sociétés islamiques à la démocratie tient à la modification du statut des femmes, c’est-à-dire à leur émancipation.
2 / Pour ne pas céder à l’aveuglement sur le présent des sociétés démocratiques occidentales, il convient de rappeler que celles-ci ont encore beaucoup de chemin à faire pour que l’égalité des sexes s’établisse dans les faits, les mœurs et la culture. Rien n’est jamais gagné d’avance. La démocratie a en effet pour défaut d’être sujette à l’oubli et, en particulier, à l’oubli des valeurs sur lesquelles elle est elle-même fondée. Or il y a des lieux sensibles de cette amnésie démocratique. La prostitution est l’un d’entre eux. Si j’insiste sur ce point, plutôt que sur un autre, c’est que la prostitution est encore le lieu d’un esclavage face auquel les sociétés démocratiques attestent leur très large capacité d’indifférence et d’oubli. Je pense bien entendu à l’expansion de la traite des femmes d’Europe de l’Est, mais aussi d’Afrique. Comment expliquer que cette traite d’êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, liée aux violences les plus extrêmes et les plus insupportables, puisse se poursuivre ? La perpétuation de cette forme renouvelée d’esclavage est proprement avilissante pour les sociétés démocratiques qui se masquent les yeux devant une des figures de leur réalité.
Plus généralement, il faut remettre en cause deux idées fallacieuses sur lesquelles repose l’amnésie démocratique sur la prostitution féminine : 1 / la prostitution est, dit-on, un mal nécessaire ; 2 / il existe, dit-on encore, une prostitution libre, consentie et volontaire. Ces idées qui s’alimentent de l’ignorance, de préjugés et de relents de la domination masculine attestent à quel point est nécessaire “ un effort d’éducation de masse ” afin de faire comprendre, comme le dit Françoise Héritier , que le “ corps féminin ne s’achète pas, mais [qu’]il se donne ” ou se refuse. C’est un aspect majeur de l’image du corps de la femme dans les sociétés démocratiques qui est ici en jeu.