Sommaire général
 
  Dossier : L’avenir politique du féminisme
Le cas français
 
 

Présentation
Mais qu'est-ce qu'elles veulent encore ?


Michèle Cohen-Halimi et Anne Boissière


Le mouvement féministe semble être entré dans l'ère du politiquement discutable.Faut-il s'en réjouir ?
Jamais les revendications des féministes ni les problèmes relatifs à l'égalité politique des sexes n'ont autant accaparé les débats publics. La représentation condescendante des féministes comme contestataires marginales voire “hystériques” paraît avoir cédé le pas devant l'image plus policée de grandes figures politiques et intellectuelles, heureuses de ne plus être enfermées dans des luttes brevetées féministes. La revendication de la parité entre les hommes et les femmes dans les instances politiques, le travail et le chômage des femmes, la féminisation du nom des professions etc, sont devenues des questions communes de la société civile. Toutefois, l'admission des exigences féministes au rang de problèmes dignes d'intéresser l'ensemble des citoyens s'est doublée d'un curieux refoulement du féminisme (voir ici l'article de Françoise Gaspard) compris comme mouvement politique de lutte contre la domination, et s'est aussi doublée d'une étrange atomisation des questions : les exigences politiques des féministes semblent avoir gagné l'attention commune d'avoir relégué leur histoire au passé révolu ; la cohérence et la systématicité de ces exigences paraissent, ce faisant, avoir été mises en apesanteur historique pour être mieux dépolitisées voire culturalisées.
Faut-il s'en réjouir ?
D'un côté donc la féministe protestataire s'est civilisée ou, selon le mot de Sandra Laugier, “ringardisée”, et le féminisme paraît avoir basculé dans l'ère de la communication et des débats publics, d'un autre côté, la réalité des faits demeure accablante : les femmes françaises toujours mieux formées, travaillant toujours davantage, restent depuis vingt ans en situation professionnelle très défavorable ; elles consacrent trois fois plus de temps que les hommes aux tâches domestiques et à l'éducation des enfants ; dans l'industrie elles ont – à qualification égale – des salaires de vingt pour cent inférieurs à ceux des hommes ; enfin, et pour ne retenir ici qu'un seul chiffre éloquent parmi tant d'autres, dans les deux cents premières sociétés françaises, elles se voient confier moins de cinq pour cent des postes d'administration. Les rapports d'Anne-Marie Colmou (sur la fonction publique), de Catherine Génisson (sur l'égalité professionnelle) et de Michèle Cotta (sur les cadres dirigeants) ont récemment souligné l'inefficacité des politiques publiques d'égalité et montré combien l'imposition juridique de l'égalité demande elle aussi à être approfondie et révisée (voir ici l'entretien avec Michel Miné).
D'un côté donc un féminisme “rangé”, docile aux règles du débat public mais dépossédé de sa vigueur combative, d'un autre côté, des inégalités qui, loin de s'aplanir, s'aggravent au point que les regards se tournent à présent vers leur source : la sphère privée et domestique est ainsi devenue politisable. On ne saurait déplorer cette politisation du privé où d'aucuns, (les sociologues Alain Bihr et Roland Pfefferkorn) ont pu reconnaître “l'épicentre de la domination masculine”. Reste qu'il semble urgent d'interroger le féminisme français sur son rapport, voulu ou induit, à la communication et aux débats publics. Qu'est devenu le féminisme comme militantisme et comme mouvement protestataire contre la complicité objective entre les élites masculines et la résistance sociale à l'égalité politique des sexes (voir ici l'article de Gisèle Halimi) ? Les mutations du féminisme français sont-elles réellement les siennes ou procèdent-elles d'un rapport de domination tel qu'elles trahissent plutôt une nouvelle forme de baillonnage paradoxal : le droit à la parole publique des féministes est, dans son extension croissante, inversement proportionnel à l'efficacité de son écoute et de sa traduction en faits. L'opposition politique caractéristique du militantisme aurait-elle, en définitive, été piégée par l'idéal tempéré de la concertation publique et du consensus mièvre sur des questions devenues culturelles. Ce dossier s'ouvre sur un soupçon préjudiciel porté sur ce qu'on a coutume de qualifier d'heureuse exception ou de spécificité du féminisme français. Et ce soupçon pourrait conduire à déceler dans ce que Françoise Picq nomme ici “l'apparente concertation organisée par les pouvoirs publics” autour de la condition féminine, une situation politique analogue à ce que Jacques Rancière a pu, par ailleurs, qualifier de mésentente :

«Par mésentente on entendra un type déterminé de situation de parole : celle où l'un des interlocuteurs à la fois entend et n'entend pas ce que dit l'autre».

Expliquons-nous : la mésentente, à l'inverse de la méconnaissance, ne se dissipe dans aucun supplément de savoir ; les hommes n'ignorent pas, en effet, la situation inégalitaire qui est faite aux femmes tant dans le milieu professionnel que dans la sphère domestique. Mieux, les hommes savent bien que les femmes savent qu'ils savent. On lira ici les analyses anthropologiques de Lucien Scubla sur la part de l'implicite et du non-dit dans la domination masculine.
La mésentente n'est pas non plus un malentendu car elle ne tient pas à une simple imprécision du langage : être poétesse est toujours moins grandiose qu'être poète, et être pharmacienne signifie plus souvent être la femme du pharmacien plutôt qu'exercer le métier de pharmacienne. La situation du dialogue entre hommes et femmes n'est pas un pur rapport de locuteurs s'adressant l'un à l'autre sur le mode grammatical de la première personne du singulier masculin et de la deuxième personne du singulier féminin...
Les deux parties, hommes et femmes ne préexistent pas au conflit qu'elles énoncent mais elles se constituent dans cette énonciation ; elles ne prennent nullement part à un débat neutre qui les intéresserait toutes deux également. Les féministes ne désignent pas un terme fixe, elles ne définissent ni une classe ni un ensemble de caractères ni même un corps collectif, elles n'ont acquis d'existence politique que d'avoir été laissées pour compte et reléguées hors de la communauté politique. Elles n'ont pas obtenu sans lutte le droit d'être incluses à part entière dans cette communauté, et cette inclusion a aussi impliqué le droit pour elles d'être comptés comme êtres politiques parlants. La discussion entre hommes et femmes, relative aux problèmes des inégalités caractéristiques de la condition féminine, ne peut donc pas prendre anodinement la forme d'un échange d'idées. La présupposition inégalitaire reste à discerner jusque dans le discours politique qui prononce l'égalité (voir ici encore la vigilance du juriste Michel Miné). En un mot, le déni de l'inégalité est toujours plus complexe à reconnaître que la négation de l'égalité. Mais c'est peut-être ce déni – à soupçonner – qui rend l'actualité du féminisme politiquement passionnante dans sa dimension retorse et qui devrait aussi conduire cette enquête à interroger les modes selon lesquels le processus de subjectivation politique, qui définit le féminisme, défait et recompose son sens selon le double mode de l'agir et du dire. L'articulation de cette double modalité engage tout son avenir...
Pour conclure enfin cet avant-propos de manière à la fois philosophique et, espérons-le, plus suggestive, il conviendrait de s'interroger sur les effets politiques pervers de ce que nous avons nommé l'entrée du féminisme dans l'ère du politiquement discutable. Le schème explicatif de la “mésentente”, qu'on pourrait associer à une forme de méta-ironie kierkegaardienne , montre, en effet, combien ce qu'on présente de manière ressassante comme les “paradoxes de la condition féminine” (cf. Le Monde” daté du 8 mars 2001), comme les hiatus réitérés du rapport du droit aux faits ou, selon les mots de la sociologue Margaret Maruani, comme un mouvement incessant de ressac des conquêtes féministes : « trois pas en avant, deux pas en arrière », ne pourra pas se résoudre d'une manière politique simple si l'on n'intègre pas cette impossibilité majeure de claire interlocution, qui grève l'actuel débat public autour de la condition des femmes. Hommes et femmes savent bien, d'un savoir où les mots seuls sont irresponsables, que la scène de l'échange et du dialogue ne s'est pas encore vraiment constituée, et que sa constitution même se heurte à la difficulté redoublée d'une conscience partagée de mésentente. De la mésentente à la conscience réciproque de mésentente les obstacles s'approfondissent au point de sembler aporétiques. Il faudrait, en somme, que les élites masculines et les hommes en général soient changés, modifiés par le savoir auquel ils se sont ouverts dans le débat public, et ne fassent pas de ce débat même le nouveau levier d'une mise à distance d'un savoir qu'ils monnaieraient ainsi en concertations au lieu d'en faire pour eux et pour tous l'expérience politique d'une auto-affection révolutionnaire : pourquoi les hommes ne revendiqueraient-ils pas d'eux-mêmes, pour eux-mêmes, et non pas seulement pour les femmes, le droit par exemple au congé parental rémunéré ?