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Présentation
Isabelle Laudier et Thierry Ménissier
« Le travail sans fin ? » : cette formule assume l’équivoque
et revendique l’interrogation.
D’une part, le débat des cinq dernières années,
qui portait sur la fin du travail, paraît s’être déplacé.
Par « fin de travail », on entendait la possibilité
d’une sortie du monde du travail, où celui-ci était
considéré comme le fondement de la socialité et des
valeurs. La question centrale est désormais celle du partage de
l’emploi, qui a pris la forme des mesures concernant la réduction
du temps de travail. Au lieu d’en finir avec le travail, sa centralité
s’est donc affirmée : certes, la réduction du temps
de travail conduit à repenser les modes d’insertion des individus
sur les sites de production comme au sein des entreprises, et elle nécessite
l’invention d’un mode de gestion originale du temps de l’existence
désormais soustrait au travail ; mais elle implique également
la reconnaissance du fait que le travail est un bien qu’il est nécessaire
de partager du fait de sa rareté. Le premier enjeu de ce dossier
est d’interroger cette centralité : comment se définit
aujourd’hui l’attachement au travail, compte tenu notamment
de la diversification des tâches et des transformations des formes
d’emploi ? Attachée à mettre en valeur des recherches
effectuées au sein même du monde du travail, notre démarche
se comprend également en regard d’un intérêt
philosophique plus général : quelle est place assume le
travail au sein de l’activité humaine dans ses différentes
dimensions ?
D’autre part, il s’agit d’interroger les finalités
du travail, qui n’apparaissent plus nettement. A quelles fins travaille-t-on
? Il semble que la nécessité matérielle ne rende
pas totalement compte du besoin de travailler, telle une condition indispensable
mais insuffisante pour comprendre ce besoin. De son côté
la catégorie de production, qui est au centre des définitions
classiques (d’Aristote à Marx), n’épuise plus
la signification du travail. L’attachement au travail relève
d’enjeux multiples que ce dossier se propose d’éclairer,
et aussi importants que la structuration du temps humain, la construction
de l’intersubjectivité par la coopération et par l’investissement
individuel sur les lieux de travail, sinon la conquête de l’estime
de soi et de la reconnaissance par autrui. Déterminer les fins
réelles du travail, ou même assigner le travail à
ses fins, tandis que les évolutions techniques et les transformations
sociales modifient les cadres traditionnels de la compréhension,
c’est là un enjeu fondamental de la recherche actuelle. Ici
également se trouvent posés les problèmes liés
à la nature des rapports entre le travail et l’activité
humaine : si la signification du travail ne s’épuise pas
dans la nécessité de la subsistance ni par le biais de la
catégorie de la production, si les fins du travail ne sont exactement
ni nécessité ni œuvre, qu’est-ce qui le constitue
comme paradigme de l’activité humaine ?
Il faut donc continuer à interroger le travail. Or préciser
ses finalités, c’est également le refinaliser, et
cela paraît actuellement indispensable puisqu’un certain nombre
d'évolutions concernant son organisation, sa réglementation,
ses conditions techniques, convergent pour ouvrir indirectement ce questionnement,
qu'il convient de ce fait de recentrer et d'approfondir.
Au travers de la réduction du temps de travail par exemple, démarche
impulsée par les pouvoirs publics, de nombreuses problématiques
sont abordées. Il s'agit d'abord dans ce processus de lutter contre
le chômage, avec les coûts humains qu'il représente
(tant individuellement que collectivement); il y a donc là non
seulement la reconnaissance d'une nécessité économique
pour les individus, mais aussi reconnaissance du travail d'un point de
vue psychologique et social. La mise en place de la réduction du
temps de travail, avec l'ensemble des mutations organisationnelles, comme
les processus de négociations, que cela implique, révèle
par ailleurs la question des conditions de travail (améliorées
par ici, dégradées par là), de la vie au travail,
des moyens (ou non) de s'y insérer positivement. Enfin, introduisant
la possibilité d'une réduction du temps travaillé
est discutée la répartition, d'un point de vue global, entre
travail et "hors travail". Mais partout finalement, le travail
apparaît comme levier fondamental d'organisation et de mutation
sociales.
On peut également noter le déplacement des débats
de la question du travail aux problématiques du marchés
du travail, ce qui n'est pas neutre. Sont ainsi privilégiées
les dimensions économiques du travail (coût du travail, réglementation
du marché, exigences de flexibilité…) au sein d'une
démarche presque quantitative assimilant le travail à un
bien classique "échangeable" sur un marché. Or,
c'est occulter la réalité du travail, comme investissement
humain, comme vecteur d'intégration sociale, au profit d'une logique
de concurrence, porteuse d'individualisation, voire de désagrégation
sociale.
L'évolution des rapports de pouvoir au sein des entreprises, du
fait de la montée de la financiarisation (montée des revendications
des actionnaires), des innovations technologiques et organisationnelles,
des modifications réglementaires, conduisent à ces mêmes
tendances, à l’individualisation des salariés au sein
des entreprises. Ces mutations sont importantes, du risque économique
porté de façon croissante par les salariés à
la faiblesse des collectifs au travail.
Dans ces conditions, le choix qu’a fait la société
française (partager l’emploi et par là affirmer aussi
bien la centralité du travail que la nécessité d’un
projet de vie à côté du travail) comprend lui-même
un risque sourd : il implique que le travail salarié demeure aujourd'hui
un référent central pour l'insertion de l'individu dans
le monde social, pour son positionnement identitaire, ainsi qu'un des
moyens essentiels de développement de ses relations intersubjectives.
Et cela reste toujours, pourtant, un objectif difficile à atteindre.
Ce rapide tableau, même incomplet, dévoile donc une situation
toujours complexe et contradictoire du travail, entre contrainte et objectif
de réalisation de soi, que la réduction du temps travaillé,
ou les projections de la fin du travail n'épuiseront pas. Il est
donc plus que jamais nécessaire de questionner les fins du travail.
Ce sont divers aspects de cette pluralité du travail qui sont abordés
au sein de ce dossier.
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