L’homme
démocratique et le divertissement
Yves Charles Zarka
Le divertissement a deux significations : 1 / se divertir par des amusements
et des réjouissances dans des activités principalement ludiques
; 2 / se détourner de ce qui fait le sérieux de l’existence
individuelle ou sociale pour se livrer à des activités légères
ou frivoles.
Au premier sens, le divertissement est une façon de se retrouver,
de revenir sur soi-même, de s’éprouver hors des contraintes
de la vie sociale et du travail, qui objectivent et finalisent notre volonté
vers des buts extérieurs . Au second sens, le divertissement est
une façon de se perdre, de s’oublier soi-même, de ne
pas s’interroger sur son être en détournant le regard
vers le dehors .
C’est dans la tension de ces deux sens qu’il convient de penser
le divertissement. Il est à la fois une façon de se retrouver
et une façon de se perdre. Considérons par exemple le rapport
de l’homme démocratique, pour parler comme Tocqueville, au
divertissement. La société démocratique modifie le
statut du divertissement, ne fût-ce que parce que celui-ci, du moins
en droit, n’est plus l’apanage d’une classe de loisir
qu’on pourrait opposer à une classe de labeur. La définition
que Thorstein Veblen donnait du loisir, comme “ consommation improductive
du temps, qui : 1 / tient à un sentiment de l’indignité
du travail productif ; 2 / témoigne de la possibilité pécuniaire
de s’offrir une vie d’oisiveté ”, ne s’applique
pas du tout au statut des loisirs dans une société démocratique.
Dans cette société, les loisirs se pensent en relation avec
le travail comme une suspension provisoire de celui-ci, selon une modalité
d’alternance, et comme accessibles à tout individu, du moins
en droit : les loisirs ne sont pas l’attribut d’une couche
particulière de la population. Bien entendu, il n’y a pas
d’égalité de fait dans l’accès aux loisirs.
Bien entendu, les exclus du travail sont également exclus des loisirs.
La société démocratique n’est pas sans défauts,
loin de là. Mais, précisément, ces inégalités
y sont perçues comme des défauts, non comme des situations
normales.
Dans une sociologie des usages du temps en société démocratique,
il serait possible de faire une histoire de la redistribution des temps
sociaux, c’est-à-dire de l’économie du rapport
entre travail et loisir. Les loisirs sont liés à la revendication
d’un temps pour soi, d’un usage libre du temps, par opposition
à l’usage normé et contraint du temps de travail.
Mais on sait que cette liberté de l’usage du temps dans les
loisirs et le divertissement en particulier est toute relative. S’est
en effet mis en place, au sein même des sociétés démocratiques
industrielles et postindustrielles, ce que M. Horkheimer et Th. Adorno
appelaient une “ technologie de l’industrie culturelle [qui]
n’a abouti qu’à la standardisation et à la production
en série, sacrifiant tout ce qui faisait la différence entre
la logique de l’œuvre et celle du système social. Ceci
est le résultat non pas d’une loi d’évolution
de la technologie en tant que telle, mais de sa fonction dans l’économie
actuelle ” . Ainsi les loisirs et le divertissement semblent-ils
entrer dans une logique de la rationalité technique qui est la
logique de la domination même . Ce point est d’une importance
majeure. On sait en effet dans quelle mesure les loisirs sont devenus
l’objet d’une industrie et dans quelle mesure celle-ci façonne
les désirs et les choix des individus. C’est ici que le divertissement
peut apparaître comme un détournement à l’égard
de soi, une façon de s’oublier soi-même ainsi que la
dureté des conditions sociales dans des plaisirs de pacotille parfaitement
standardisés au plus bas niveau. Pour divertir le plus grand nombre,
il faut se situer au niveau de l’ignorance la plus grande, se demander
ce qui pourra intéresser celui qui ne sait absolument rien. Le
divertissement télévisuel aujourd’hui se situe souvent
au degré zéro de l’intelligence et de la culture,
c’est un divertissement de l’encéphalogramme plat .
Cette dérive du divertissement dans les sociétés
démocratiques est liée à un autre phénomène
: celui de la réduction progressive des contenus culturels à
une culture du divertissement. On imagine sans peine quelle réduction
peut s’ensuivre pour ces contenus ainsi reconduits à de purs
mécanismes de consommation.
Mais ce processus n’a rien d’une fatalité inexorable.
Qu’il me suffise de citer ici un passage de Tocqueville pour rappeler
les deux tendances possibles et antagonistes auxquelles se trouve confrontée
la société démocratique : “ Il y a en effet
une passion mâle et légitime pour l’égalité
qui excite les hommes à vouloir être forts et estimés.
Cette passion tend à élever les petits au rang des grands
; mais il se rencontre aussi dans le cœur humain un goût dépravé
pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir
attirer les forts à leur niveau et qui réduit les hommes
à préférer l’égalité dans la
servitude à l’inégalité dans la liberté.
” Les sociétés démocratiques sont confrontées
à cette redoutable alternative également sur le plan de
la culture, des loisirs et du divertissement.
Il faut résister à ce que le divertissement ne tourne à
la dépravation. Chacun aura compris à quoi je fais allusion.
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