Sommaire général
 
  Dossier : L’Ère du divertissement
La société en représentation
 
 

Présentation

Didier Deleule


Fort heureusement, on s’est toujours diverti; et il n’est guère de société sans divertissement, même si l’on est en droit de s’interroger sur le fonctionnement de telle ou telle société où le divertissement, dans ses manifestations les plus diverses, paraît réservé à quelques groupements bien installés qui n’ont de cesse de dénier aux autres (et souvent de la manière la plus brutale) le simple droit de subsister autrement que dans la peine et la douleur. Cependant, même au sein des sociétés les plus totalitaires, les plus sectaires, les plus répressives, cette dimension (salvatrice? compensatoire? réparatrice? sublimatoire? ou tout simplement naturelle?) de l’activité humaine trouve toujours, quoi qu’il en soit et quelles que soient les circonstances, son point de chute. De là l’idée de ce dossier qui se propose de lancer quelques coups de sonde dans nos propres sociétés que la préoccupation du divertissement, si l’on ose cet oxymore, semble avoir singulièrement envahies: bien entendu, ce n’est pas là absolue nouveauté, mais il n’en demeure pas moins que l’activité ludique, sous tous ses aspects et dans toute sa diversité, paraît constituer à ce jour et sous nos cieux l’une des fins de l’activité sociale au détriment parfois de l’activité civique. Entre le point de chute et l’éventuel apogée, quelle place réserver au divertissement au sein d’une société à vocation démocratique et sans que soit simplement pris en compte notre (trop) coutumier ethnocentrisme ? Il est bien des manières de retourner la question, qui ne se limitent sans doute pas à l’“évaluation” du sens du grattage ou du tirage de tickets ou de bulletins sur le comptoir de zinc, et nous invitent du même coup à nous interroger sur cette velléité ludique qui se révèle à bien des égards inséparable de la velléité cognitive que les meilleurs penseurs n’ont pas manqué de signaler comme caractéristique essentielle du genre humain.
Dimension nécessaire de l’existence, acceptée comme telle, le divertissement (du jeu à la compétition sportive, du spectacle à la fête) n’a pas toujours été pour autant l’objet d’une reconnaissance positivement installée dans la sphère sociale ou sur le plan intellectuel. C’est que le divertissement nous détourne de ce qui doit prioritairement nous occuper (la besogne au sens large); il nous distrait - au sens strict - des contraintes de la vie quotidienne auxquelles nous sommes d’emblée attachés. Dès lors, l’objectif même de la démarche demeure passablement ambigu: le divertissement est-il à lui-même sa propre fin, à la manière de l’activité théorétique, lorsque sont satisfaites les exigences de la conservation de soi ? N’est-il pas plutôt re-création, suspens provisoire de l’activité laborieuse, en vue de la récupération souhaitée de la force de travail ? Notre époque, à l’encontre de ce qui naguère avait cours, tendrait à valoriser le premier terme de l’alternative; dans le sillage d’une utopie de type fourieriste, il s’agirait précisément de transformer le moyen en fin, de faire en sorte que la détente, le délassement, se transmuent en processus de créativité sociale d’où la production elle-même sortirait grandie, où production et auto-production finiraient par se confondre. Loin de percevoir dans le divertissement un signe manifeste de la misère de la condition humaine, cette exaltation de la fête comme mode de vie abolit le droit à la paresse pour promouvoir un devoir d’amusement. La nouvelle citoyenneté sera festive, le travail revisité sera ludique, les relations sociales seront détendues; viennent alors sur le devant de la scène les thèmes à vocation fusionnelle de l’animation, de la participation, de l’inter-activité.
Nul n’ignore, cela va de soi, que les forçats de la route, les animateurs de parcs de loisir, les gens du spectacle eux-mêmes peuvent être à la peine dans l’exercice de leur métier; mais l’hédonisme affiché, intrinsèquement lié à la revendication de la fameuse qualité de la vie, oriente la traditionnelle question des conditions de travail dans une direction nouvelle, dans la mesure où chacun devient spectateur en même temps qu’acteur de sa propre vie sociale, là où l’“image” s’affiche comme référence obligée. C’est sur ce point que peut s’ouvrir une brèche dans laquelle s’engouffrent aussi bien l’apologie du divertissement érigé en mode de vie, le désabusement teinté d’un cynisme qui se veut de bon aloi, les critiques les plus lucides ou les plus acerbes dirigées contre ce nouvel hédonisme, ou encore la pure et simple déploration volontiers réactive.
Ce n’est pas l’instruction du procès de l’ère du divertissement que proposent les articles qui constituent ce dossier, mais bien plutôt, à travers quelques exemples, les jalons d’une réflexion à ébaucher sur la signification même du phénomène.