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Carl
Schmitt : la pathologie de l’autorité
Yves Charles Zarka
Comment expliquer la vague d’intérêt pour Carl Schmitt,
l’idéologue nazi, dans plusieurs pays d’Europe, vague
qui affecte aujourd’hui la France après avoir traversé
l’Italie ? On doit, bien entendu, tenir compte de la publication,
depuis quelques années, de ses textes principaux en traduction
française , mais cela ne saurait à soi seul rendre compte
de la réception dont il fait l’objet. En effet, si l’on
met à part quelques voix isolées qui soulignent, à
juste titre, son lourd passé de compromission et de collaboration
directe avec le régime nazi, ainsi que le rôle des principaux
aspects de sa pensée dans la formation et l’expansion de
l’antisémitisme avant la seconde guerre mondiale, on se plaît
assez, généralement, à tenter de donner une acceptabilité,
une crédibilité, voire une centralité à des
positions théoriques que l’on pouvait croire définitivement
liées au contexte de leur émergence. Mais il est vrai que
Schmitt vécut longtemps (1888-1985) et qu’il publia jusqu’à
la fin des années soixante, voire au-delà, sans jamais esquisser
la moindre critique de ses thèses antérieures.
On ne saurait expliquer l’intérêt porté à
Schmitt en termes de simple mode intellectuelle ou de complaisance pour
une pensée de l’extrême, encore qu’il ne faille
pas négliger ces aspects. Mais il faut sans doute aller plus loin
: il y a probablement des causes plus générales et plus
profondes d’une réception intellectuelle qui donne naissance
à ce que j’appellerai un schmittianisme de gauche et un schmittianisme
de droite. J’en retiendrai deux: la crise de confiance en elles-mêmes
que connaissent les démocraties représentatives contemporaines
et la quasi-disparition, avec l’effondrement des régimes
communistes, de toute alternative cohérente au libéralisme
économique et politique. D’un côté, les difficultés
internes des démocraties parlementaires à assumer et à
représenter de manière crédible la volonté
du peuple et l’intérêt général, leur
incapacité à surmonter les phénomènes de cassure
et de marginalisation sociales redonnent vigueur, aux yeux de certains,
aux arguments anti-démocratiques et anti-parlementaires de Schmitt.
De l’autre, l’hégémonie actuelle du libéralisme
économique et politique, qui s’accompagne d’un sentiment
d’impuissance politique des États-nations, amène certains
à chercher chez Schmitt des arguments contre le libéralisme
qu’ils demandaient auparavant à Marx. On comprend ainsi l’intérêt
qu’une certaine gauche anti-libérale peut avoir à
promouvoir les œuvres et les thèses de Schmitt. Il faut cependant
noter également l’intérêt, paradoxal mais en
un sens inverse, qu’une certaine droite libérale peut avoir
de s’accommoder à ce nouvel adversaire qui prendrait un relais
affaibli du marxisme .
Ces deux courants se conjuguent pour remettre au goût du jour un
Schmitt de confiserie, à qui l’on a ôté sa face
obscure et effrayante, et que l’on présente comme un grand
penseur politique de la souveraineté, de la constitution et du
nomos de la terre entendu comme partage et distribution de la terre entre
les puissances. Enfin une pensée originale, nous dit-on, qui nous
fait sortir du consensus mou ! Mais l’opération ne peut être
menée à son terme que si l’on marginalise la signification
de la période nazie de l’auteur de La notion de politique
(1929), de Légitimité et légalité
(1932) et de État, mouvement, peuple (1933), des écrits
rassemblés sous le titre Les trois types de pensée juridique
(1934), et de beaucoup d’autres textes, en passant par Le Léviathan
dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes (1938).
C’est pourquoi on peut lire un peu partout, dans diverses publications,
que l’adhésion de Schmitt au Parti national-socialiste en
1933, en même temps, du reste, que Heidegger, et les fonctions officielles
de justification idéologique et juridique du régime qu’il
a assumées – il a, entre autres distinctions, été
nommé conseiller d’État par Goering le 11 juillet
1933 – ne sont qu’une parenthèse, pour ainsi dire un
accident dans son histoire personnelle, qui n’affecte pas le fond
de sa pensée, laquelle s’est formée avant la prise
du pouvoir par Hitler et s’est prolongée bien après
la chute du IIIe Reich. Mieux que cela, il est assez vite – dès
1936 – tombé en disgrâce et fut destitué d’un
certain nombre de ses fonctions, ce qui devrait le réhabiliter
aux yeux de certains. On cherche donc à nous faire accroire qu’il
serait bien injuste de voir en lui un penseur nazi ; tout au plus est-il
un nationaliste meurtri par le traité de Versailles, dont le fond
de la pensée est un pessimisme chrétien et augustinien .
Or cette thèse est proprement insoutenable lorsque l’on repère
la récurrence d’un certain nombre de thèmes avant,
pendant et après l’engagement nazi, et qu’on leur restitue
leur pleine charge idéologique et affective.
Notons quelques points :
1 / Qui est l’ennemi ? Il faut bien que cette question soit posée
puisque la discrimination entre ami et ennemi est censée être
ce à quoi peuvent se ramener tous les actes et les mobiles politiques.
Réponse : “ Il se trouve simplement qu’il est l’autre,
l’étranger, et il suffit, pour définir sa nature,
qu’il soit, dans son existence même et en un sens particulièrement
fort, cet être autre, étranger et tel qu’à la
limite des conflits avec lui soient possibles qui ne sauraient être
résolus ni par un ensemble de normes générales établies
à l’avance, ni par la sentence d’un tiers, réputé
non concerné et impartial. ” Mais la question revient : Quel
est cet étranger irréductible, cet autre radical ? Comme
le montre Nicolaus Sombart dans son grand livre Les mâles vertus
des Allemands, la figure de l’étranger par excellence,
c’est, bien entendu, le juif. L’antisémitisme est un
axe fondamental de la pensée de Schmitt que l’on retrouve
plus ou moins implicitement jusqu’au Nomos de la terre
(1950) où le nomos comme droit, comme ordre concret et
partage de la terre s’oppose évidemment à l’idée
juive de la norme et de la loi. Devenant théoricien du nazisme
en 1933, Schmitt donne un contenu explicitement raciste à la figure
de l’étranger : “ Un étranger à la race
a beau faire le critique et se donner de la peine de façon perspicace,
il a beau lire et écrire des livres, il pense et comprend autrement,
parce qu’il est d’une autre race. Il demeure, en tout cheminement
d’idée décisif, dans la condition existentielle de
sa propre race. C’est la réalité effective, objective
de “l’objectivité”. ”
2 / La lecture que fait Schmitt de penseurs comme Bodin ou Hobbes, qui
traversent son œuvre, se tient souvent au-delà même
de l’arbitraire dans une région où l’interprétation
devient proprement falsification et fantasmagorie. Tout d’abord,
l’interprétation schmittienne de la formule hobbesienne “
Auctoritas, non veritas, facit legem, c’est l’autorité,
non la vérité, qui fait la loi ” en termes décisionnistes,
entraîne la pensée de Hobbes vers une conception de la transcendance
de la volonté de l’État qui est très éloignée
de la pensée de l’auteur du Léviathan. La
théorie de l’autorité du souverain est en effet liée
chez Hobbes à une interprétation du pacte social conçu
en termes d’autorisation et de représentation, et elle a
en vue la constitution d’une volonté politique publique .
Or cet aspect se trouve évidemment totalement écarté
par Schmitt, précisément parce qu’il contredit explicitement
sa conception du décisionnisme. Hobbes contre Schmitt.
Mais surtout dans le premier chapitre de son ouvrage Der Leviathan
in der Staatslehre von Thomas Hobbes, publié en 1938, on peut
lire des passages nauséabonds de ce genre qui, évidemment,
n’ont rien à voir, ni de près ni de loin, avec Hobbes
lui-même : “ Mais les juifs restent à distance et regardent
comment les peuples de la terre s’entretuent les uns les autres
; à leurs yeux, ces activités d’égorgement
et d’abattoir réciproques sont dans la nature des choses,
elles sont kascher ” ; ou encore : “ Mais il est
assuré que, par ces interprétations, Léviathan et
Béhémoth deviennent des mythes guerriers juifs de grand
style. Ce sont des métaphores de la force vitale et de la fertilité
païennes vues par des yeux juifs, le Grand Pan, dont la haine juive
et le sentiment de supériorité juif ont fait un monstre.
” Qu’on aille entreprendre la démarche grotesque d’expliquer
l’intérêt philosophique de ces textes aujourd’hui
! Il semblerait pourtant que certains s’emploient à le faire.
On trouve chez Schmitt une conception pathologique de l’autorité.
Le présent numéro de Cités a pour objet
de montrer qu’il faut abandonner Schmitt à son ignominie
pour se tourner vers des horizons tout différents qui permettent
de poser le problème de la crise de l’autorité dans
la société contemporaine.
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