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Présentation
Robert Damien
Qu'est-ce qu'un chef? Comment s'exerce l'autorité? Nous osons poser
des questions incorrectes, philosophiquement dangereuses, politiquement
inquiètantes.
D'abord pourquoi obéir et à qui? De quel droit et au nom
de quoi quelqu'un peut-il commander à un autre et l'obliger à
accomplir ce qu'il ne veut pas nécessairement accomplir de son
plein gré? Questions fondatrices de la philosophie politique que
nous n'aborderons pas directement ici, même si, bien entendu nous
ne pouvons que les rencontrer.
Nous souhaitons affronter le problème de l'autorité par
le biais plus radical d'une interrogation iconoclaste et mortifiante à
la fois: pourquoi y-a-t-il des chefs? faut-il qu'il y en ait? que doivent-ils
être s'il en faut? Peut-on penser et espérer leurs disparitions?
Comment s'en passer afin de se gouverner soi-même? Comment la philosophie
en a-t-elle conçu la nécessité, analysé l'effectivité,
critiqué les facheuses déviations, contrôlé
les tragiques aberrations? Mais à l'inverse n'a-t-elle pas elle-même
participé à cette pathologie du chef adulé et divinisé?
Ne fut-elle pas elle-même coupable d'une fascination dégradante,
entretenant elle-même la flamme qui la brûlera?
Aujourd'hui, on entend sans cesse dénonçer ou annonçer
une crise de l'autorité. Certains perçoivent dans cette
perte du sens de l'autorité et du respect du chef, le signe d'une
décadence qui détruit les interdits, brouille les hiérarchies
et abrase les éminences. Devant cet effondrement des valeurs, ils
en appellent à un retour des chefs charismatiques pour restaurer
un état antérieur où régnait la hauteur incontestée
des supériorités, où s'imposait de haut en bas de
l'ordre social, la domination des ascendants naturels.
Contre cette invocation rituelle aux grands hommes de la hiérarchie
imposant une obéissance aveugle et silencieuse, d'autres au contraire,
voient dans la déconsidération fatale de l'autorité,
la preuve d'une maturité démocratique. Le recours au chef
et au mythe du grand homme témoignait d'une dépendance de
mineurs indignes d'une humanité autonome, constituant elle-même
sa propre loi. La personnification hiérarchique et ses institutions
formelles que requiert apparemment l'exercice de l'autorité relèverait
d'une survivance archaique: un vestige d'un passé heureusement
dépassé.
L'Institution et ses monuments rituels, la représentation et ses
lieutenances symboliques, tout l'appareil et l'apparat solennels et guindés
d'une souveraineté incarnée dans un chef souvent sacralisé
qui décide en dernier ressort, seraient désormais des prothèses
fonctionnels de l'ordre politique. Ces artifices médiateurs de
la domination sont à repousser dans le cynisme religieux des manipulations
de la crédulité politique. Il faut ranger ces instruments
de sacralisation dans le magasin des accessoires ou le musée des
horreurs. Ils transformaient la contrainte d'une force imposée
en obligation d'obéissance respectueuse. Constitutifs d'un ordre
politique, nous sommes désormais affranchis de ces tutelles légendaires.
La désacralisation des institutions, des hiérarchies, des
éminences nous dégage des croyances politiques et particulièrement
celle du chef décideur. Pas de politique, pas d'institution, pas
de chefs. Notre fierté est d'en être bienheureusement revenus,
nous sommes enfin libérés de la mystification du guide ou
du culte de la personnalité, du maître ou du souverain. Nous
avons mesuré le prix d'une autorité fondamentalement pathogène
et par définition abusive. L'autoritarisme est inséparable
de l'autorité, le chef qui l'incarne est toujours une mystification
idolâtrique à déboulonner.
Le chef serait donc une espèce en voie de disparition dont nous
n'aurions plus besoin, entrés que nous sommes, nous les modernes,
dans l'heureux temps de l'autonomie négociée et de la réciprocité
bienveillante, de la compréhension sympathique et de l'harmonie
contractuelle des intérets. L'intersubjectivité des échanges
horizontaux dans la socialité dialogique des réseaux rendrait
inutile l'autorité d'un chef, contreproductive sa verticalité
unilatérale et perverse son institutionnalisation rigide. Désormais,
l'autorité comme exercice d'une décision qui commande d'en
haut et donne des ordres indiscutés, tend heureusement à
s'effacer. Aujourd'hui, on n'ordonne plus, on ne commande plus, mais on
dirige, on manage, on ménage, on influence, on entraîne.
Entre lamento nostalgique et euphorie grisante, on entend l'écho
d'un leitmotiv bienfaisant: il n'y a plus d'autorité et il n'y
a plus de chefs! Les mots de chef et d'autorité relèvent
d'un usage difficile qui ne va pas sans précaution et les choses
qu'ils expriment suscitent à bon droit un imaginaire grimaçant
de répulsion et de crainte légitimes. Pour mieux se protéger
des abus, on en usera avec dérision comme une accusation de complaisance
navrante et inquiétante à la fois: le chef y croit, se fait
"la grosse tête" et se prend pour...un chef. Le bouffon
heureusement nous en protège, l'ironie nous impose de prendre distance
sans s'identifier à ce rôle illusoire. Un chef aujourd'hui
ne se revendique plus sans susciter un bénéfique ricanement.
La fonction d'autorité s'exerce dans la dénégation.
En avons nous pour autant fini avec elle? Son apparent effacement n'est-il
pas une autre manière de mystifier, sa mort annonçée
n'est-elle pas le stade supérieur d'une manipulation? La défiance
protectrice contre les abus tragiques de l'autorité ne couvre-t-elle
un dangereux retrait d'investissement analytique? Investies par les discours
du management gestionnaire, psychologique ou médiatique, l'autorité
et ses exercices sont des objets compromettants pour le philosophe. Autant
la critique du monstre froid qu'est l'Etat est abondante, autant l'examen
de ce monstre chaud qu'est la question du chef et de son autorité
est pauvre.
L' ambition du dossier que nous proposons est de commencer à rompre
cet étrange silence critique et conceptuel. Nous prenons ainsi
délibérément le risque d'une provocation.
Au delà du bénéfice salutaire de la critique qui
permet à juste titre de conserver son quant à soi et de
ne pas sombrer dans l'illusion des grandeurs établies, nous ne
partageons ni la déploration ni l'euphorie des discours contemporains.
Comme l'étymologie l'indique, la finalité de l'autorité
est l'augmentation de l'être à qui elle s'applique. Elle
se définit par le service de l'autre qui accepte de reconnaître
dans cette médiation, les moyens de sa propre élévation.
Elle lui autorise ainsi de revendiquer d'être à sa hauteur
en étant auteur de soi. L'autorité exhausse et exauce. La
fin de l'autorité est ainsi sa propre disparition dès lors
que l'autre est accompli dans ses propres fins.
Mais cet accomplissement plénier ne se peut effectuer que dans
et par la confiance publique d'une augmentation qui ne dépossède
pas des capacités critiques de questionner, de mettre en cause
et de dialoguer. L'autorité dirait Kant est de promouvoir l'autre
comme cause de ses propres causes et non de produire sur lui des effets
entraînants. Mais cette augmentation confiante dans la réalisation
de soi demeure légitime en ce que, fondée sur la raison
d'une loi transmissible et d'une obligation partagée, elle conserve
à chacun le droit de se refuser. Le retrait afin de ne pas subir
une soumission ou être illusionné par une suggestion, est
constitutive de son acceptation respectable et de sa reconnaissance respectueuse.
Mais si nulle autorité ne peut durablement s'établir sur
la seule peur de la force ou la pure contrainte légale de la loi,
comment se rend-elle acceptable par l'autre qui la reconnaît sans
se trahir dans ses engagements ni contredire ses propres intérêts?
Quelques soient ses modes (traditionnel, légal ou charismatique)
ou ses qualités (juridique, morale ou poltique), l'autorité
dans son exercice même requiert-elle l'incarnation motrice dans
un modèle d'effectivité pratique? Par quelles procédures
et modalités se peut ètablir mais aussi contrôler
et renouveler cette incorporation dans une allure, une tenue, un discours
qui qualifie et incarne une autorité?
L'autorité du chef disait Gracian est autorité d'un bref
qui abrège les débordements volubiles de la réflexion.
Il achève et prend la tête contre les louvoiements de l'accommodement.
Il donne corps à une décision, la porte et la transmet.
Il montre la voie, nous met en mouvement et souvent nous émeut
pour nous faire agir. Est-ainsi qu'il nous promeut? Il tranche pour ne
pas se répandre et ainsi décide laconiquement: droit, direct
et dur.
Cette mythologie rhétorique et esthétique est-elle une fiction
mystificatrice ou une matrice normative? Participe-t-elle d'un invariant
structurel de tout ordre politique ou relève-t-elle d'une archéologie
des vertiges d'une fascination que la démocratie se définit
de surmonter?
Malheur au peuple qui a besoin... de chefs. Reste à savoir s'il
peut s'en passer et lesquels il lui faut, comment les former, comment
les remplacer et les contrôler?
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