Sommaire général
 
  Débat : L'anti-économisme contemporain
 
 

Introduction

Emmanuel Picavet


De la dénonciation de la "science de malheur" chez Thomas Carlyle à L’horreur économique de Viviane Forrester, l’approche économique du social et du politique n’a pas bonne presse. Au-delà de la science économique proprement dite, c’est la manière « économique » de voir le monde qui est régulièrement mise en accusation. Au-delà de la science, la pratique est en cause et la condamnation prend souvent une couleur morale. Du Petit traité de métaphysique sociale de Jean-Philippe Domecq à Vivre et penser comme des porcs de Gilles Châtelet, les écrivains décrivent, non sans talent, la médiocrité d’une vie sociale réglée par les relations d’intérêt et l’échange marchand.
Par ailleurs, il n’est pas impossible d’évoquer une sorte d’ »anti-économisme », pour rendre compte des discours (politiquement et socialement influents) qui visent la « tyrannie de l’économie », la « soumission à l’économie » ou encore la « démission devant l’économie ». Ces préoccupations ont souvent partie liée avec le thème de la disparition, de l’auto-effacement ou de la défaite du politique, face au déchaînement de forces qui sont fondamentalement économiques.
On peut se demander dans quelle mesure la défaite supposée de la politique face à l’économie s’enracine dans une vision du monde, aujourd’hui populaire, d’après laquelle certaines exigences morales trouveraient nécessairement un point d’appui dans l’action politique, tandis que la conception économique des rapports humains ne disposerait au fond qu’à une certaine régression de la vie sociale. C’est pourquoi nous avons recueilli les analyses de plusieurs spécialistes des relations entre politique et économie.
Les séductions de l’anti-économisme peuvent s’expliquer. En premier lieu, personne ne soutiendra que le libre jeu des échanges marchands puisse suffire à l’obtention de tous les résultats qui font l’objet d’un projet collectif. Les effets externes des actions individuelles, joints au défaut d’information ou aux insuffisances de la prise en compte de l’avenir chez les acteurs décentralisés, justifient la permanence d’une interrogation sur l’intervention économique de l’Etat et la tutelle politique sur certains aspects de la vie économique. Disons même que la problématique traditionnelle de la planification économique, loin d’être appelée à sombrer avec les derniers vestiges de technocratie dirigiste, devrait renaître sous la forme d’une recherche des moyens adéquats de l’action politique.
En second lieu, l’opposition à l’ »économisme » peut recouvrir une révolte salutaire contre les conceptions fatalistes de l’existence collective. Plusieurs des grands auteurs de la tradition économique (par exemple Walras) ont eu l’ambition de découvrir des lois naturelles. Mais lorsque les lois économiques « naturelles » de la production et de l’échange sont opposées par principe à l’action collective délibérée, en sorte que cette dernière apparaisse inévitablement sous les couleurs d’une lutte illusoire contre la nécessité, le sophisme est découvert en pleine lumière : pourquoi l’action collective concertée, qui s’inscrit comme l’action économique décentralisée, dans le monde de l’action humaine, serait-elle illusoire alors que sa cousine ne le serait pas ? Le naturel et le non-naturel sont ici identiquement le produit de la volonté humaine, et doivent en vérité être placés sur un pied d’égalité, pour être étudiés comme des modalités distinctes de coordination des conduites. Il est de fait que l’action publique ne produit pas toujours les effets escomptés : les fameux « effets pervers » sont une réalité. Mais on ne peut en déduire qu’elle n’a pas d’impact sur la vie sociale. Il est en général faux qu’elle soit parfaitement anticipée, déjouée et anéantie dans ses effets par les plans des individus (malgré la séduction exercée par les arguments de ce type sur les économistes, notamment ceux du courant des anticipations rationnelles, comme l’illustre la fameuse thèse de Barro-Ricardo sur l’inefficacité des politiques de relance budgétaire). Dès lors, l’anti-économisme ne peut que séduire, pour autant qu’il réaffirme la possibilité et l’opportunité du choix d’un dessein collectif, face au fatum économique (même lorsque ce dernier est revêtu des atours avantageux de la complexité, de l’ordre spontané ou de l’auto-organisation).
Par ailleurs, l’anti-économisme peut être l’expression d’une exigence maintenue de justice sociale. D’une certaine façon, le consentement à l’économie de marché est aussi l’acceptation d’une fin prématurée de l’histoire – l’accord sur les termes d’un monde sans justice. C’est la reconnaissance du terme – la démocratie libérale parvenue au stade de la mondialisation – alors que les inégalités restent criantes. En somme, l’anti-économisme contemporain véhicule un certain nombre de bonnes raisons (humanistes) de ne pas laisser la politique se réduire à la constatation impuissante du fonctionnement des transactions dans cette société animale particulière qu’est la société humaine.
A ces bonnes raisons se trouvent toutefois régulièrement mêlées des considérations qui font tomber dans l’excès. C’est tout spécialement le cas des discours politiques fondés sur le mépris des arbitrages entre finalités possibles que révèle précisément l’approche économique du social. Lorsqu’on désigne par exemple « le progrès médical » ou « l’amélioration de la circulation routière » comme des impératifs fonctionnels absolus qui doivent prévaloir sur les considérations économiques, en un sens, on ne croit pas si bien dire : c’est que l’absolu des objectifs de ce genre masque des conflits éthiques extrêmement graves, en sorte que le fait de leur donner un statut exorbitant par rapport à la sphère économique est précisément la chose à ne pas faire. Une perspective plus appropriée conduit, comme le permet une approche économique, à tenir compte intégralement, de manière égalitaire, des valeurs, des finalités et du sort des uns et des autres, sans sacraliser aucun objectif particulier (fût-il « politique » au sens le plus noble du terme). De ce point de vue, il y a bien des ambiguïtés dans l’appel naïf, toujours enthousiasmant, à un « retour du politique » devant faire suite au règne de l’économie. Si la relation entre moyen et fin est essentielle au politique, l’approche économique du monde rappelle utilement que les finalités sont plurielles et que le bien commun à certains est souvent un mal pour les autres.
L’anti-économisme a aussi un certain rapport avec le souci de cultiver et de voir promues certaines préférences et certaines occupations au détriment de celles qui s’expriment majoritairement par le jeu de l’offre et de la demande sur des marchés. De la société de pourceaux heureux de la République de Platon à la révolte actuelle contre la médiocrité intellectuelle et spirituelle des sociétés soumises à l’économie de marché, en passant par les dénonciations nietschéennes puis (sans fausse association) schmittiennes et heideggeriennes, la dénonciation de l’économie de marché ou du nihilisme des sociétés marchandes a partie liée avec la mise en évidence élitiste de formes de vie plus nobles ou plus complètes (activités politiques, militaires ou artistiques par exemple).
Bien que les préoccupations sous-jacentes soient parfois compréhensibles, on aperçoit sans difficulté les ambiguïtés du recours aux arguments élitistes dans le contexte des sociétés libérales contemporaines. On ne voit guère, en vérité, pour quelle raison les préférences des uns devraient compter plus que celles des autres. Et l’on ne comprend pas davantage les leçons que pourraient apporter à nos sociétés démocratiques les postulats anti-égalitaires des idéologies totalitaires du vingtième siècle. En bref, il faut se garder de passer trop vite du rejet du consentement absolu à l’économie de marché au rejet des postulats égalitaires que véhicule l’analyse économique (compte tenu de la place qu’elle attribue aux relations « horizontales », d’égal à égal, entre individus se livrant à des échanges mutuellement avantageux).
Sur l’exemple de la médiocrité du goût dans les sociétés marchandes, on aperçoit assez aisément les limites de l’anti-économisme. La forme la plus acceptable de ce type de dénonciation revient à attirer l’attention sur le fait que l’éducation esthétique ou intellectuelle est déficiente. Disant cela, on ne fait que souligner l’insuffisance de l’effort collectif en matière d’éducation ou de formation, ou encore d’éveil à certaines formes d’activité. Mais c’est entrer dans une problématique économique : certaines ressources ne sont pas investies, qu’il serait utile d’investir. D’une manière générale, l’approche économique de la vie sociale est une invitation à la formulation explicite des choix et de leurs conséquences. Elle conserve, pour cette raison, une vertu libératrice face aux doctrines revenant à sacraliser ou naturaliser les équilibres sociaux, les institutions ou les règles de l’existence collective. L’économie restaure le choix des règles et le choix des actions ; les excès de l’anti-économisme glorifient l’art de ne pas choisir.