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  Editorial  
 

Le moralisme contre la morale

Yves Charles Zarka


L’aspect le plus profond de la crise qui affecte les sociétés contemporaines est probablement moral. Dire cela, ce n’est en aucune manière nier ou simplement considérer comme secondaires les autres aspects : mise en place d’un nouvel ordre (ou désordre) économique et monétaire mondial, accroissement des clivages entre les sociétés par l’apparition de nouvelles technologies, instrumentalisation de l’humain par les biotechniques, apparition d’une société du risque, mise en place de nouvelles figures de la domination, uniformisation des formes culturelles, j’en passe et des meilleurs. C’est au contraire reconnaître que ces modifications qui affectent notre temps et qui nous ouvrent sur un monde différent de celui que nous avons connu jusqu’ici trouvent leur traduction directe dans ce que l’on peut légitimement appeler une inquiétude morale fondamentale touchant à la fois le vivre ensemble des hommes et les motivations de l’agir individuel. Quelles sont les raisons qui fondent la vie commune ? Ces raisons peuvent-elles être définies sans référence à des conduites morales? Y a-t-il, au-delà de l’efficacité technique, des principes qui doivent régir l’action des hommes et à travers lesquels ils puissent se reconnaître comme membres de l’humanité ? Celle-ci a-t-elle un destin moral, qu’on le définisse par la recherche du bonheur, par la liberté, ou autrement ?
Or, ce qui caractérise le monde contemporain et provoque l’inquiétude morale fondamentale dont je parlais à l’instant est la dissolution de la dimension pratique de la morale. Cette dissolution peut s’analyser selon deux voies. La première concerne la remise en cause des “ordres de moralité” au sein de la société. Cette remise en cause va bien au-delà de cas particuliers, elle affecte les processus de socialisation dans leur ensemble : depuis le lien familial jusqu’à la citoyenneté en passant par l’éducation. En effet, une société ne peut exister qu’à travers des ordres de moralité qui enveloppent aussi bien des relations de sentiments modulées selon toute une gamme de possibilités, des codes de conduites définis en fonction des lieux et des temps, des manières de parler qui se conforment au statut de l’interlocuteur, plus généralement, diverses modalités du rapport aux autres où l’on distingue ce qui est dû, ce qui est permis et ce qui est interdit. Le vivre ensemble est structuré par ces ordres de moralité. Or ceux-ci sont précisément remis en question par la perte de différenciation du lien social, un faux égalitarisme qui uniformise les personnes et les circonstances, et un appauvrissement culturel dû à une standardisation désormais mondialisée. Cette perte des différenciations relationnelles compromet de manière interne les processus d’identification de soi par lesquels un individu se forme et se pense. La seconde voie concerne la question morale par excellence : Que dois-je faire ? À cet égard, tout se passe comme si chacun était renvoyé à lui-même par cette question mais sans pouvoir trouver en soi un principe d’action qui lui soit commun avec les autres et lui permette de se reconnaître comme membre de la communauté humaine en général. C’est ici le relativisme et le subjectivisme qui ont joué leur rôle. La morale s’est multipliée et diversifiée selon les individus ou les traditions, et elle s’est niée, sans qu’on s’en rende toujours compte, dans cette multiplication même. Le danger est cette fois la perte de l’idée d’une communauté et d’un destin moral d’une humanité décomposée en une pluralité de populations ethniquement et historiquement différenciées s’excluant mutuellement.
On comprend donc que dans un monde où la morale perd sa fonction pratique de guide des relations et de principe de conduite, dans un monde dominé par la recherche de l’intérêt privé, du profit, de la domination et par la violence, l’exigence d’une référence ou d’une réflexion sur la morale se fasse sentir impérieusement. Il n’y a là rien que de très naturel. Pour répondre à cette exigence la philosophie doit jouer son rôle, c’est-à-dire en vérité prolonger la réflexion morale qui l’a caractérisée depuis son origine. Mais une réflexion morale digne de ce nom est directement liée aux questions des règles de la vie bonne et de l’action. Autrement dit, la morale garde son caractère propre lorsqu’elle relève d’une interrogation sur la pratique et vise à définir les principes de la conduite de la vie individuelle dans une communauté de destin avec les autres hommes.
Mais tel n’est pas toujours le cas, la morale se dégrade en effet en moralisme lorsqu’elle perd de vue la dimension pratique pour devenir une sorte de casuistique infinie, une discussion ou un débat sans fin concernant de pures questions intellectuelles, un simple jeu d’affirmations, d’objections et de réponses sans la moindre conséquence pratique. Mieux, cette casuistique moralisante, qui consiste en particulier en un vain classement des thèses et des auteurs, n’est que l’autre face d’un cynisme qui consiste à spéculer sur le bien, le juste, le vertueux, la gratitude, l’altruisme tout en prétendant n’engager personne par ces réflexions. Une morale désengagée, une morale faite de jeux d’arguments est le contraire de la morale. C’est là que le moralisme s’est fait, depuis quelques années, une place de choix dans l’espace intellectuel en France.