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  Dossier : Le retour du moralisme ?
Les intellectuels et le conformisme
 
 

Présentation

Laurent Jaffro et Sandra Laugier


Retour du moralisme ? Une telle question pourrait laisser entendre que l’époque revient à une situation antérieure, celle de l’ordre moral. Ce n’est cependant pas là notre objet. Le retour dont nous allons parler n’est pas une réaction de l’ensemble de la société, mais un retour dans la théorie. Tandis que la société, à l’heure du PACS, poursuit son bonhomme de chemin, c’est la production intellectuelle qui est marquée, en politique, en éthique, dans les sciences humaines, par un certain raidissement autour de la question morale, comme si une vie bien examinée et digne d’être vécue était d’abord une vie correctement normée. Traditionnellement, le moralisme n’est pas le vice des philosophes et des artistes, mais celui des gens d’église, d’action, d’usine, de société charitable ou de gouvernement. On ne s’attend pas à le débusquer chez les intellectuels. Mais aujourd’hui ? Nous nous demandons si le renouveau indéniable de la philosophie morale ne s’accompagne pas d’une moralisation à outrance.
La philosophie morale contemporaine est éclatée. Qu’y a-t-il de commun entre les tentatives de réactivation de la sagesse ancienne, l’effort pour comprendre la manière dont se règle la moralité commune, et les grandes reconstructions normatives ? Est-ce la même philosophie, celle qui se propose comme un modèle d’accomplissement et prétend incarner un genre de vie, celle qui réfléchit modestement aux dilemmes et aux inquiétudes de la vie morale ordinaire, celle qui s’interroge sur des problèmes de second degré, tels que celui de la réalité des qualités morales ou de la validité des normes ? Certainement pas. Il s’agit plutôt de trois conceptions divergentes de la philosophie morale, selon qu’elle se conçoit comme étant elle-même la vraie vie, selon qu’elle situe son œuvre dans l’élucidation d’une vie déjà là, morale sans être philosophique, selon qu’elle envisage son travail comme celui de l’analyse théorique. Derrière cet éclatement se dissimule une grave controverse sur l’autorité de la philosophie. Pour certains, la philosophie est éminemment pertinente et compétente sur les questions morales, parce qu’elle constitue un accomplissement de l’humanité ; pour d’autres, il n’en est rien – l’avis du philosophe ne vaut pas plus qu’un autre en ces matières, tout au plus lui reconnaîtra-t-on une certaine jugeote dans l’art d’expliciter une moralité commune qui n’attend pas de lui des leçons, mais des éclaircissements ; d’autres encore estiment que la philosophie n’a pas d’autorité spéciale dans les questions morales, mais qu’elle n’a pas non plus à limiter sa tâche à l’étude de la moralité commune – il lui revient, comme à une science, de proposer une (re)construction du monde. Mais quel monde ?
Les tenants de l’éthique « de philosophe » courent immédiatement le risque du discours édifiant. Comment ne feront-ils pas commerce de la philosophie, en répondant, chez le public, à une demande de sagesse ? Et n’y a-t-il pas une fraude à proposer comme remède aux inquiétudes sociales les vertus des philosophes ? Les questionneurs de la moralité ordinaire, quant à eux, ne pourront aller au terme de leur pari que s’ils maintiennent que la philosophie morale est d’abord une entreprise de description ; à ce titre, ils explorent les potentialités de la littérature et des arts qui recueillent l’expérience morale. Mais ils devront éviter l’écueil d’une conception édifiante de la fiction : on ne cherche pas de modèle moral dans cette exploration. Enfin, aux tenants des reconstructions théoriques de la morale, il convient de demander : reconstruction de quoi ? analyse de quoi, exactement ? Le moralisme contemporain pourrait être compris comme un effet de cette crise d’autorité de la philosophie.
Nous tentons, de différentes façons, de montrer comment la philosophie morale, même sous sa forme dite moderne, moralement neutre – qu’elle soit par exemple théorique, conversationnelle, communautariste – n’est pas toujours exempte de moralisme. La nouvelle donne morale introduite en France, depuis quelques années, par la découverte tardive et indispensable du travail accompli par les théorisations morales anglo-saxonnes au siècle dernier, si elle met fin à une ignorance totale et à certains préjugés essentialistes, risque de cautionner un nouveau type de prétention morale. La réflexion morale compétente veut avoir le monopole, sinon du bien vivre ou du bien agir, au moins du bien-penser. Elle souhaite imposer les « bonnes » manières de formuler, sinon de résoudre, nos problèmes éthiques. Mais après tout, en ce domaine, tout est à inventer : la façon même d’exprimer les questions, de faire émerger les solutions, reste ouverte, et heureusement : pour penser en morale, on peut faire des théories morales, mais on peut faire aussi une anthropologie, une histoire, une géographie de notre pratique morale, on peut voir comment elle se montre dans nos modes quotidiens de réaction, ou de narration. Une approche simplement expérimentale de la morale, descriptive sans être normative ni imitatrice, est peut-être tout ce que la philosophie aujourd’hui peut proposer, si elle veut trouver sa voix en morale – si elle veut renoncer au fondationnalisme, aux splendides constructions théoriques dont l’application au réel fera toujours problème, sans pour autant se fondre dans un faux consensus, écouter la voix d’un bon sens mythique ou d’un naturalisme de confort, et tomber dans le conformisme. La philosophie morale devient un moralisme lorsque, incertaine de sa propre voix, elle hausse le ton.

 

Nous remercions vivement Marie-Anne Solasse, Arnold Davidson et Bertrand Guillarme de leur aide pour l’ensemble de cette livraison.