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Biographie
intellectuelle de
Theodor W. Adorno (1903-1969)
Marie-Andrée Ricard
Aux côtés de Max Horkheimer, Walter Benjamin, Herbert Marcuse
et Jürgen Habermas, pour ne mentionner que ces quelques noms, Adorno
compte parmi ceux qui sont associés de près à ce
mouvement interdisciplinaire de gauche, né en 1923 à Francfort
avec la fondation de l’Institut de recherches sociales
(Institut für Sozialforschung) et communément appelé,
depuis les années 50, l’École de Francfort
ou encore la Théorie Critique. Il ne s’agit pas
d’une théorie uniforme et canonique à proprement parler,
mais, comme son nom l’indique, son objectif général
consiste à élaborer une critique philosophique de la société
qui s’inspire avant tout de deux sources : d’abord de la détermination
hégélienne de la philosophie comme « son temps appréhendé
dans les pensées » et ensuite d’un marxisme révisé,
notamment par la lecture d’Histoire et conscience de classe
de Georg Lukács et par la psychanalyse freudienne. Car si, pour
les tenants de la Théorie Critique, toute vérité
possède des assises historiques et sociales, il n’en demeure
pas moins que la confiance dans la mission historique du prolétariat
(ou encore du Parti) qui alimentait le marxisme sera rapidement abandonnée
eu égard aux manifestations totalitaires qui jonchent le 20e siècle
: le fascisme, le stalinisme, le nazisme, le capitalisme avancé,
l’industrie culturelle et la société de masse…
Ces manifestations, dont Adorno situera l’origine dans la tendance
totalisante de la raison elle-même, laisseront une marque indélébile
sur sa pensée, une marque négative.
Pourtant rien n’indiquait pareille disposition. Né le 11
septembre 1903 à Francfort, Theodor Wiesengrund est le
fils unique d’Oscar Wiesengrund, négociant juif en vin prospère,
converti au protestantisme et libéral, et de Maria Calvelli-Adorno
della Piana, catholique, dont le père d’origine française
appartenait à la noblesse corse, et dont Adorno préférera
plus tard porter le nom. Jusqu’à son mariage, elle avait
été une cantatrice douée. Sa sœur Agathe, une
pianiste également talentueuse, restera avec la famille. C’est
dans une atmosphère musicale qui imprégnera toute sa vie
et entouré de l’attention de ces deux femmes que grandira
Adorno.
Jeune homme choyé, précoce et surdoué, il entreprend
à seize ans des études de composition et de piano et à
dix-sept ans des études universitaires de philosophie, musique,
psychologie et sociologie. Parallèlement, il mène une impressionnante
activité de critique musical et de théoricien de la musique
— surtout contemporaine — qui conduit entre 1921 et 1932 à
la publication d’environ 100 articles. En 1924, il obtient un doctorat
auprès de Hans Cornelius, néokantien connu à cette
époque, avec une thèse intitulée Die Transzendenz
des Dinglichen und Noematischen in Husserls Phänomenologie.
Adorno entame ici une discussion du rapport entre la noèse et le
noème chez Husserl qui se soldera par un écrit rédigé
de 1934 à 1937 à Oxford et intitulé Zur Metakritik
der Erkenntistheorie. Autant la devise d’un « retour
aux choses mêmes » lui paraîtra toujours valable, autant
le virage transcendantal de Husserl lui semblera trahir cette impulsion
de la phénoménologie et l’enfermer dans l’immanence
subjective. Or la critique de l’immanence sous toutes ses formes
constituera par la suite le motif central de sa pensée et le conduira
à l’élaboration d’une dialectique historico-matérialiste.
Au début de 1925, il se rend à Vienne pour étudier
la composition auprès d’Alban Berg. Il en résultera
quelques quatuors à cordes, des Lieder sur des vers de George et
Trackl et enfin quelques compositions pour orchestre. Adorno deviendra
en outre un fervent admirateur et défenseur de la musique dodécaphonique
de Schönberg. Il revient pourtant à la philosophie en 1928.
En vue de l’habilitation, il rédige en effet un texte qui
a pour titre Der Begriff des Unbewussten in der transzendentalen Seelenlehre.
Probablement en raison d’un refus de Cornelius, ce projet sera abandonné
puis remplacé par une étude sur Kierkegaard qui aboutira
à l’obtention de l’habilitation et à une première
publication en 1933 sous le titre : Kierkegaard ; Konstruction des
Ästhetischen. Adorno parvient à y nouer les deux intérêts
majeurs qui traverseront toute son œuvre, soit la philosophie et
l’esthétique.
En 1931, il débute une carrière d’enseignement à
l’université de Francfort qui sera suspendue dès 1933
par la prise du pouvoir par Hitler. Adorno émigre l’année
suivante à Oxford, mais ce n’est qu’en 1938, sur les
instances de Horkheimer qu’il connaît depuis les années
20, qu’il se résout à émigrer aux États-Unis
pour se joindre officiellement aux travaux de l’Institut de
recherches sociales alors réfugié à New York.
Ces années d’exil sont pénibles pour Adorno qui ne
réussit pas à s’intégrer à la vie américaine.
Elles sont toutefois marquées par une étroite collaboration
avec Horkheimer et par une importante production qui embrasse plusieurs
champs : la sociologie (The Authoritarian Personality, 1950,
en collaboration avec Brunswik, Levinson et Sanford), l’esthétique,
surtout musicale (Philosophie de la nouvelle musique, 1949) et
enfin la philosophie (Dialectique de la raison, 1947, rédigée
avec Max Horkheimer). La Dialectique de la raison, ou mieux dit encore,
la Dialectique de l’Aufklärung représente une étape
charnière dans la pensée d’Adorno. La thèse
maîtresse selon laquelle la raison finit par se renverser elle-même
en son contraire déterminera Adorno à élaborer une
défense du phénomène, de l’individu et de la
mimèsis, bref de tout ce qui excède l’ordre identitaire
de la raison, sans toutefois jeter la raison par-dessus bord. Cette démarche
hautement dialectique qui consiste en somme à dépasser la
raison de l’intérieur a deux impacts majeurs qui seront clairement
formulés dans la Dialectique négative (1966). Elle
culmine premièrement dans l’idée réconciliatrice
d’une « communication du différent » que l’art
et la philosophie, selon Adorno, sont en mesure de réaliser. Deuxièmement,
elle implique un ajournement de la praxis. Désireux d’appliquer
directement les thèses d’Adorno dans les années 60,
les étudiants reprocheront à ce dernier son repli conservateur
dans la contemplation. Notons à cet effet que la pensée
d’une communauté de communication développée
par Habermas, qui fut l’assistant d’Adorno, peut valoir comme
la tentative de contrer ce reproche, dans la mesure où elle apporte
une fondation pratique au thème adornien de la communication du
différent.
En 1947, à la demande expresse des autorités francfortoises
et dans l’espoir d’œuvrer à l’établissement
d’une société nouvelle, Adorno revient en Allemagne
en compagnie de l’Institut. Celui-ci rouvrira ses portes en 1949
sous la direction de Horkheimer, auquel Adorno succédera de 1958
jusqu’à sa mort. L’université de Francfort lui
offrira en 1949 un poste de « philosophie sociale », mais
il n’obtiendra une chaire qu’en 1956. Au cours de ces deux
dernières décennies, Adorno sera impliqué dans un
grand nombre d’activités touchant la vie universitaire, scientifique
et artistique. Il publiera en outre plusieurs œuvres dont les suivantes,
traduites en français : Minima Moralia (1951), Essai
sur Wagner (1952), Prismes ; critique de la culture et de la
société (1955), Notes sur la littérature
en trois tomes (1957-1961-1965), Mahler : une physionomie musicale
(1960), Introduction à la sociologie de la musique : douze
conférences théoriques (1962), Trois études
sur Hegel (1963), Écrits musicaux : quasi una fantasia
(1963) Jargon de l’authenticité : de l’idéologie
allemande (1964), Dialectique négative (1966),
Modèles critiques : interventions, répliques (1969),
De Vienne à Francfort : la querelle des sciences sociales (1969,
en collaboration avec Habermas).
L’œuvre d’Adorno sera interrompue par une mort subite
le 6 août 1969, lors de vacances en Suisse. Selon ses propres déclarations,
la Dialectique négative ne représentait que le
premier pan d’un triptyque qui devait contenir son testament philosophique.
Un livre sur la morale et un autre sur l’esthétique étaient
prévus. Le livre sur la morale ne verra jamais le jour. En revanche,
l’ouvrage sur l’esthétique a pu être édité
sur la base d’un manuscrit substantiel par R. Tiedemann et Gretel
Adorno, l’épouse d’Adorno. Baptisé Théorie
esthétique (1970), cet écrit posthume est considéré
par la plupart des interprètes comme le chef-d’œuvre
d’Adorno et l’aboutissement de toute sa pensée dans
la mesure où l’art représente le refuge ultime du
non-identique. La Théorie esthétique est dans tous
les cas l’œuvre d’Adorno qui a connu le plus grand rayonnement,
tant auprès des intellectuels que des artistes.
La pensée d’Adorno a subi une certaine éclipse au
cours des années 70. Son hermétisme notoire et son caractère
radicalement critique ont certainement contribué à cet état
de fait. Mais ce sont à la fois ces traits qui sollicitent encore
l’interprétation et le débat.
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