L'éducation
pour débarbariser
Entretien de T.W.Adorno avec H. Becker
T.W. ADORNO : La thèse dont j'aurais bien voulu discuter avec vous
est que la débarbarisation constitue aujourd'hui la question la
plus urgente de toute éducation. À cet égard, le
problème qui se pose est de savoir si quelque chose de décisif
peut être changé par l'éducation à la barbarie.
Par barbarie, j'entends quelque chose de tout à fait simple, à
savoir que, dans l'état de la civilisation technique la plus évoluée,
les êtres humains sont restés en arrière de leur propre
civilisation d'une manière singulièrement informe —
que non seulement l'écrasante majorité d'entre eux n'a pas
subi la formation (Formung) qui correspond au concept de la civilisation,
mais également qu'ils sont remplis d'une volonté d'agression
primitive, d'une haine primitive ou, comme on le dit savamment, d'une
pulsion de destruction qui concourt encore à accroître le
danger que toute cette civilisation saute (ce à quoi elle tend
déjà par elle-même). À la vérité,
je tiens pour tellement urgent d'empêcher cela que je rangerais
après cela tous les autres idéaux spécifiques de
l'éducation.
H. BECKER : Lorsqu’on formule la question de la barbarie de manière
aussi générale, il est bien sûr très facile
de susciter immédiatement l’accord puisqu'il va de soi que
chacun, sitôt interrogé, sera d'emblée contre la barbarie.
Pourtant il me paraît nécessaire que nous tentions d'établir
plus exactement ce qu'est la barbarie et d'où elle provient, si
nous voulons sonder comment l'éducation peut infléchir directement
ce phénomène ou le prévenir en y faisant obstacle.
Et alors on doit poser la question de savoir si un être humain qui
serait en tout équilibré, tempéré, éclairé,
affranchi des agressions et qui, sur le plan de sa motivation, ne serait
par conséquent plus du tout capable de barbarie, si un tel être
humain représente un produit souhaitable de la société.
T.W. ADORNO : Tout d’abord, je répliquerais quelque chose
de tout à fait simple : que, pour la survie de l’être
humain, l’essai d’éliminer la barbarie est crucial.
L’évidence que vous avez relevée n’en est plus
une lorsqu’on examine les idées dominantes sur l’éducation
en Allemagne où jouent un rôle considérable des représentations
déterminant, par exemple, que les êtres humains doivent se
faire des attaches, qu’ils doivent s’adapter au système
régnant, ou enfin qu’ils doivent s’orienter à
certaines valeurs qui, posées dogmatiquement, ont une validité
objective. Dans la mesure où je puis avoir une vue d’ensemble
de la situation de l’éducation allemande, le problème
de la débarbarisation n’a pas du tout été posé
avec cette acuité et cette crudité avec lesquelles je voudrais
ici en débattre. C’est seulement ceci qui me pousse à
soumettre à notre discussion une telle évidence, en apparence.
H. BECKER : Peut-être devrait-on aller voir un moment au delà
de l’Allemagne et se demander si ce problème ne se pose pas
de façon analogue dans le monde entier. Certes, une forme déterminée,
à orientation idéaliste, de la pédagogie des valeurs
typiquement allemande s’y rapporte, mais les dangers de chute dans
la barbarie se rencontrent pareillement dans d’autres pays, bien
que sous des vêtements différents. Donc il importe sans doute,
si l’on veut lutter par l’éducation contre ce phénomène,
de le reconduire à ses facteurs psychologiques fondamentaux…
(...)
Nb : la totalité de cet entretien est disponible dans la version
papier de Cités.
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