Monde
meilleur, monde barbare
Yves Charles Zarka
Le XXe siècle qui s’achève est celui des illusions
collectives perdues. L’une des conclusions que l’on semble
en droit d’en tirer est la suivante : le monde meilleur et le monde
barbare, loin d’être exclusifs l’un de l’autre,
sont un seul et même monde. La barbarie serait ainsi la figure réelle
des utopies démesurées, en particulier de celles qui reposent
sur la croyance en un accroissement illimité de la puissance humaine
par l’expansion des dispositifs technologiques.
On trouverait une adaptation assez aisée de cette thèse
en particulier dans les totalitarismes qui ont profondément marqué
le siècle. Est-ce à dire que la page soit désormais
tournée avec la chute des empires totalitaires ? Les démocraties
libérales occidentales, pour ne parler que d’elles, sont-elles
à l’abri d’un retour de la barbarie, d’une barbarie
masquée sous l’apparence du meilleur ? Pour avoir un sens,
cette question suppose une complexification de la notion de barbarie.
Cette complexification a été réalisée récemment
par Jean-François Mattéi dans son ouvrage La barbarie
intérieure : “ À la barbarie de prédation
succède ainsi la barbarie de soumission ou de démission
: elle tend à ruiner de l’intérieur la civilisation,
privée du supplément d’âme qu’elle attendait
en vain, parce que l’homme qu’elle produit n’est qu’une
soustraction d’âme. Nous avons connu les ravages de la première
qui détruit beaucoup, et en peu de temps : la barbarie de prédation
est expéditive, en somme, et ne diffère jamais longtemps
du désir de détruire. La barbarie de soumission, plus lente
et plus opiniâtre est en définitive plus efficace; elle n’arrête
pas sa spirale intérieure, creusant toujours plus profondément
l’âme de l’homme jusqu’à ce qu’elle
parvienne à ses fins ou à ses confins, là où
l’âme s’absente d’elle-même. ” Cette
position, construite à partir de la distinction opérée
par G. Vico entre la barbarie des sens et la barbarie de la réflexion,
permet à J.-F. Mattéi de déchiffrer les figures polymorphes
de la barbarie dans le monde moderne et contemporain, à travers
la culture, l’éducation, la politique, etc. Or c’est
là, d’une certaine manière, le problème que
T. W. Adorno posait déjà dans un entretien de 1968 à
propos de l’éducation . L’objectif de l’éducation
qui est la formation de l’homme libre et du citoyen responsable
n’est rien d’autre que l’effort par lequel la civilisation
s’efforce de surmonter en elle-même la barbarie. Cela n’est
pas à entendre seulement dans le sens d’une maîtrise
des impulsions naturelles destructrices par la culture et les codes sociaux,
parce que la barbarie se loge également dans la culture elle-même,
qu’elle mine ainsi de l’intérieur. Comme l’écrivait
Schiller : “ Il y a deux façons pour l’homme d’être
en opposition avec lui-même : il peut l’être à
la manière d’un sauvage si ses sentiments imposent leur hégémonie
à ses principes ; à la manière d’un barbare
si ces principes ruinent ses sentiments. Le sauvage méprise l’art
et honore la nature comme sa souveraine absolue. Le barbare tourne en
dérision et déshonore la nature, mais, plus méprisable
que le sauvage, il continue assez souvent à être l’esclave
de son esclave. L’homme cultivé fait de la nature son amie
et il respecte sa liberté en se contentant de réfréner
son arbitraire. ”
Cependant, s’il est vrai que la recherche d’un monde meilleur
a pris parfois la forme d’un monde barbare, en particulier lorsque
cette recherche s’est donnée pour tâche la fabrication
d’un homme nouveau, on ne saurait tirer de là une critique
radicale et unilatérale des idéaux et des valeurs du monde
moderne. Ni l’homme comme sujet et acteur, ni la raison, ni la technique
ne peuvent être condamnés en eux-mêmes, précisément
parce que ce qui est engagé dans la dérive barbare de la
recherche du meilleur, c’est plutôt une figure pathologique
du sujet, une inversion de la raison en déraison et un détournement
des finalités de la technique par une volonté de domination.
On ne saurait donc, à mon sens, conclure des déviations
du monde moderne à sa condamnation (pour lui substituer quoi ?,
pour aller où ?, pour revenir à quoi ?). De la même
façon, l’utopie et la recherche d’un monde meilleur
ne doivent pas être rejetées dans leurs principes. Ce qui
doit être rejeté, ce sont les formes dévoyées
qu’elles ont prises au XXe siècle.
Seule une réflexion renouvelée sur les responsabilités
respectives des individus, des collectivités et des États
est susceptible de prendre une juste mesure des pouvoirs nouveaux de l’homme
et des risques qu’il encoure, c’est-à-dire des forces
et des faiblesses du monde dans lequel nous vivons.
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