Kojève
à Paris. Chronique
Stanley Rosen
Ce chapitre constitue une version révisée et développée
d’un court essai qui m’avait été commandé
par Parallax pour un numéro spécial portant sur
le Paris de Kojève. Je veux souligner que ce qui suit est une chronique
personnelle et non pas une étude savante. Je nourris néanmoins
l’espoir que quelques lecteurs y trouveront un intérêt
philosophique. Je réfléchis sur Kojève depuis presque
quarante ans, à la fois en tant que tel et en relation avec un
autre grand professeur, Leo Strauss. Strauss souscrivait à la remarque
de Nietzsche selon laquelle le devoir de l’étudiant envers
son professeur est de le tuer. Ce conseil qui n’a pas été
compris par beaucoup de ceux que l’on en est venu plus tard à
qualifier de Straussiens, est destiné à libérer le
néophyte afin de lui permettre de se rendre disponible en vue de
la tâche ardue de la philosophie ainsi que pour celle de rendre
justice à la nature de son professeur. Le but n’est pas,
bien sûr, de légitimer une quelconque expression fade et
narcissique d’indépendance ou d’originalité
présumée.
Il est frappant que bien que Kojève fût le plus « original
» de mes deux professeurs au sens où, à la différence
de Strauss, il a pris fait et cause pour un système philosophique
pleinement développé, on trouve beaucoup de Straussiens,
mais très peu de Kojéviens, voire aucun. Une bonne part
des reproches concernant les disciples de Strauss est hypocrite en ce
qu’ils passent sous silence le phénomène du même
type affectant tous les professeurs charismatiques. Néanmoins,
il vaut la peine de se demander pourquoi l’influence de Kojève
était d’une espèce différente de celle de Strauss.
La réponse est, je pense, que Strauss semblait représenter
la restauration de quelque chose d’ancien, tandis que Kojève
prétendait constituer le point d’orgue de la tradition philosophique
et semblait par là donner son aval à l’instauration
d’une époque post-philosophique. On ne pouvait pas suivre
la doctrine exotérique ou pédagogique de Kojève sans
s’en écarter ou sans donner naissance à quelque chose
de nouveau ; il était hors de question ici de reproduire indéfiniment
le cercle fermé de la sagesse hégélo-kojévienne.
La clôture du cercle signifiait qu’une reproduction de ce
genre serait stérile dans un nouvel âge historique, un âge
consacré peut-être à la répétition de
fragments du système hégélien comme si ces fragments
étaient eux-mêmes des nouveautés, ou encore un âge
dans lequel la philosophie doit être remplacée par l’éros
et l’esthétisme, masqués l’un et l’autre
par la rhétorique d’un discours post-philosophique. En un
mot, les Kojéviens ne pouvaient pas s’élever au niveau
du maître en répétant son logos, qui était
ou prétendait être une approbation systématique de
la rechute dans le silence de ce logos. Strauss, au contraire, quelles
que fussent ses pensées personnelles, avait élaboré
en termes politiques un programme philosophique qui avait explicitement
pour but d’être suivi ou mis en œuvre. On pourrait dans
ce sens appeler Straussisme l’image miroir du Wittgensteinisme au
sens de l’appel à faire disparaître les enseignements
positifs relevant d’une espèce systématique. Les disciples
de Heidegger présentent un problème plus complexe parce
qu’ils cherchent à inaugurer une nouvelle époque en
répétant les mantras déconstructivistes formulés
par le maître.
Ces remarques introductives ont seulement pour but de suggérer
le problème complexe de la nature du philosophe en tant qu’éducateur.
J’aimerais encourager d’autres personnes à cesser de
juger Kojève selon les critères de la philologie hégélienne,
de même qu’on ne devrait pas non plus juger Strauss, Wittgenstein
ou Heidegger à l’aune de leur seule rhétorique pédagogique.
La rhétorique ne devient intelligible que lorsque l’on a
compris la doctrine philosophique sous-jacente. Et l’on ne peut
comprendre cette doctrine sans saisir les intentions du professeur. C’est
pourquoi une laudatio des professeurs que l’on a eus ne peut jamais
être un simple tissu de pieuses flatteries. Si je puis me permettre
de paraphraser Strauss (ou Nietzsche), on ne maintient vivant en philosophie
que ce que l’on a sacrifié sur l’autel de la vérité.
En 1960-61 j’étais professeur Fulbright à la Sorbonne.
Mon parrain était Jean Wahl, un homme des plus aimables qui avait
été l’un des premiers, peut-être le premier,
à attirer de nouveau l’attention des philosophes français
sur Hegel à la fin des années vingt par ses cours sur la
conscience malheureuse. Wahl était intéressant à
cause d’un certain manque de rigidité qui caractérisait
sa nature. Par son éducation et son âge il servait de symbole
au Paris de la génération précédente. En même
temps il faisait preuve d’une ouverture d’esprit juvénile
et d’une prédisposition imaginative pour la nouveauté
qui suggéraient les choses à venir. On ne pouvait le confondre
avec les maîtres traditionnels de l’érudition tels
que Guéroult ou Gouhier, qui incarnaient au plus haut degré
la formation française classique d’entre les deux guerres
mais qui, en même temps, parlaient d’une voix feutrée
à des oreilles en partie closes. Malheureusement Wahl n’était
plus dans la fleur de l’âge lorsque je l’ai rencontré.
Nos contacts étaient limités et de nature plus mondaine
que philosophique. Bref, même si Wahl était administrativement
ou politiquement le philosophe le plus important de l’Université
de Paris (c’est du moins ce que je me suis laissé dire),
il n’était plus en mesure d’ouvrir la voie à
la génération suivante.
Malgré la présence d’intéressantes individualités
plus jeunes (parmi lesquelles on comptait Paul Ricoeur), la Sorbonne était
essentiellement dans les mains de la vieille garde, un carré d’historiens
cultivés ayant une vue universitaire traditionnelle de la philosophie.
Ceux qui s’intéressaient à la philosophie en tant
qu’entreprise vivante devaient chercher ailleurs : à l’Ecole
des Hautes Etudes, chez les Jésuites, dans les salons et, surtout,
au Quai d’Orsay où officiait Alexandre Kojève.
(...)
Nb : la totalité de cet article est disponible dans la version
papier de Cités.
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