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L'éthique
déchirée
Yves Charles Zarka
L’homme, nous dit-on, est revenu au centre des débats contemporains
comme la valeur des valeurs, la norme des normes, l’ultime fondement
d’un nouvel humanisme qui en a fini avec l’antihumanisme philosophique
de la plus grande partie de la seconde moitié du XXe siècle.
Fini la mort de l’homme et ses thèses accessoires, la dissémination
du sujet, la réduction de la subjectivité, la critique de
l’auteur par le recours à la lutte des classes, l’inconscient
ou la volonté de puissance. Les seules thèses solides se
rapportent désormais à l’identité, la différence,
l’altérité, le visage, l’infini, la paix, etc.
Tel est l’air du temps, le consensus philosophique mou sur lequel
convergent les opinions.
La réalité est tout autre. Elle engage des choix lourds
d’avenir au sujet desquels, paradoxalement, aucun débat philosophique
de large envergure n’a été véritablement entamé
. De quoi s’agit-il ? De l’homme lui-même. Celui-ci
n’a en effet jamais été mis en question comme il l’est
aujourd’hui. Au tournant du XXIe siècle, un certain nombre
de choix vont engager l’avenir du monde humain non pas seulement,
comme cela a toujours été le cas, sur les plans de l’existence,
de la pensée et de l’action, mais également, ce qui
est propre à notre temps, sur le plan des conditions biologiques
de l’existence, de la pensée et de l’action. Le corps
humain, œuvre de la nature ou de Dieu, comme on voudra, échappait
jusqu’à une époque récente à la maîtrise
de l’homme. Il appartenait à l’ordre de ce que l’homme
ne choisissait pas, mais à partir de quoi ses choix étaient
possibles. Or voilà le moment venu, préparé par un
long processus qui coïncide avec le projet de la science moderne
d’établir un pouvoir sur la nature, où ce pouvoir
s’étend au corps de l’homme lui-même qui entre
ainsi dans la sphère de la maîtrise humaine. Le corps humain
devient l’objet d’un nouvel enjeu majeur entre pouvoir et
droit.
Qu’on m’entende bien ! Je n’ai nullement l’intention
de reprendre ici la perspective d’une généalogie critique
des technosciences où subjectivité, domination et arraisonnement
de la nature définiraient les périls majeurs du monde moderne.
Ni la science, ni ses prolongements technologiques, et plus particulièrement
biotechnologiques, ne me paraissent devoir être remis en question
en eux-mêmes. En revanche, les progrès technoscientifiques
nous confrontent à des choix nouveaux. Le vrai péril serait
de ne pas choisir ou de déléguer à d’autres
le soin de le faire ou, encore, de décider sans être éclairé.
Or comment éclairer des choix majeurs dans un monde où le
savoir ne peut plus être l’œuvre d’un seul, sinon
par l’ouverture d’un large débat public ? Ce débat
a, bien entendu, des aspects scientifiques, politiques et juridiques,
mais il a également une dimension philosophique fondamentale. Il
y va en effet de questions touchant les définitions de la vie,
de la mort, du respect de la personne, de la finalité de la science.
Nous sommes aujourd’hui à un moment où les certitudes
les plus fermes vacillent (un mort ne peut pas donner la vie) et où
les distinctions les plus nettes s’estompent (une personne n’est
pas une chose). Or c’est à ce moment d’une reconfiguration
du savoir qui engage la postérité de l’homme, que
la tâche de la philosophie doit être de contribuer à
éclairer un débat public qui ne peut se limiter à
un cadre scientifique ou à un cadre parlementaire. Si la philosophie
n’était pas capable d’assumer cette tâche, c’est-à-dire
en vérité de se réapproprier les objets théoriques
qui ont toujours été les siens, en vue d’éclairer
le débat public, alors elle ne servirait à rien et ne mériterait
pas une heure de peine.
C’est précisément pour assumer une part de cette tâche
de la philosophie que le présent numéro de Cités
consacre son dossier principal, mis au point par Emmanuel Picavet, au
corps humain et aux enjeux politico-juridiques des biotechnologies. Les
progrès des recherches sur la vie vont être au centre du
réexamen, au Parlement, des lois de bioéthique, à
l’automne prochain. Ce réexamen était prévu
dans les lois de 1994 . Le Parlement aura donc à redéfinir,
selon les termes du rapport du Conseil d’État, “ un
point équilibre entre le développement du progrès
médical et scientifique et le respect des règles éthiques
correspondant aux aspirations des sociétés contemporaines
”. Le réexamen législatif portera en particulier sur
des points aussi importants que le clonage, l’expérimentation
sur l’embryon et l’assistance médicale à la
procréation. Deux questions seront au centre des débats
: Faut-il interdire explicitement le clonage reproductif chez l’homme
? Faut-il revenir sur l’interdiction de l’expérimentation
sur l’embryon édictée en 1994 ?
Il va de soi que ces questions ne peuvent se cantonner dans la sphère
de la conscience individuelle et du choix personnel, et qu’elles
doivent donner lieu à une législation sans laquelle la société
n’aurait aucun contrôle sur les biotechnologies. Mais le cœur
du débat est éthique. Il engage un conflit entre deux principes
: celui du respect de la personne humaine et celui d’une poursuite
des recherches en vue d’améliorer la condition de ceux qui
souffrent. L’éthique est déchirée : le respect
de la vie dès son commencement doit-il se traduire par la suspension
des recherches qui pourraient conduire, par ailleurs, à une amélioration
des traitements pour la stérilité, le handicap et certaines
maladies dégénératives ? Inversement, les progrès
de la recherche, en particulier l’expérimentation sur l’embryon,
ne conduisent-ils pas à une réification d’un être
qui est déjà, en tout cas virtuellement, un être humain,
c’est-à-dire à une pure instrumentalisation de l’humain
? Si le clonage humain apparaît de manière assez générale
comme clairement contraire au principe du respect de la personne humaine,
en revanche la question de l’expérimentation sur l’embryon
et des limites qu’il faut lui assigner reste ouverte.
Le débat, engagé sur le plan scientifique et juridique,
doit être ouvert sur le plan philosophique, en particulier sur la
signification et les fins de la recherche médicale, la définition
de la dignité de l’homme et celle du respect de la vie.
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