Sommaire général
 
  Dossier : Le corps humain sous influence
La bioéthique entre pouvoir et droit
 
 

Introduction : le risque éthique

Emmanuel Picavet


L ‘émergence de la bioéthique comme champ de spécialisation a certainement modifié en profondeur les missions scientifiques et le statut public attribués à la philosophie considérée comme discipline de recherche . Aux antipodes du modèle de l’élaboration individuelle de doctrines ou de systèmes, la bioéthique offre l’image d’une recherche collective, à la fois cumulative et critique. Le rôle que joue la philosophie dans ce domaine n’est cependant pas toujours celui qu’attend l’opinion publique. Loin d’apporter un « suppplément d’âme » prêt à l’emploi, les philosophes invités à participer au débat bioéthique ne peuvent y contribuer qu’à hauteur des acquis de leur discipline. La seule démarche possible consister à proposer une synthèse des problèmes connus, des arguments développés et des critiques jugées probantes. De ce fait même, la philosophie ne peut fournir les repères fixes ou définitifs que l’on attend d’elle.
Avons-nous peur de la philosophie de notre époque ? La question doit être posée, car les raffinements analytiques de la logique, de la méta-éthique, de l’anthropologie philosophique et de l’éthique sociale, convoqués à des titres divers pour éclaircir les questions de bioéthique, semblent éloigner toujours davantage des « valeurs de base » ou des « valeurs communes » dont chacun conserve la nostalgie. Bien plus, alors que la philosophie contemporaine reste très largement dominée par le modèle de la philosophie analytique, souvent associé à une sorte de confiance de principe dans le développement de la science, on attend parfois de la philosophie qu’elle développe un discours étranger à celui des sciences. Mais comment le pourrait-elle, sans renier l’héritage de la philosophie moderne et des Lumières ? Enfin, nombreux sont les philosophes qui, aujourd’hui, partagent une conception naturaliste et évolutionniste de l’expérience humaine et du jugement moral. Il en résulte une forme subtile et radicale d’anti-humanisme, qui répond bien mal à l’espérance toujours renouvelée d’une morale commune bien fondée.
La bioéthique n'est pas seulement une branche appliquée de la philosophie morale. Loin d'être l'affaire des seuls spécialistes, elle comporte aujourd'hui un versant administratif ou institutionnel. Sans cesser pour autant d'être un champ ouvert à la recherche, la bioéthique se déploie au sein de l'espace public grâce à une série d'institutions qui éclairent, préparent ou évaluent les lois et les décisions. En un sens, il ne pouvait certainement en aller autrement, puisque les choix à effectuer en ce qui concerne le vivant, et tout particulièrement les entités vivantes liées à la vie humaine, sont désormais des décisions collectives toujours plus nombreuses et plus difficiles, à mesure que l'éventail des techniques disponibles pour intervenir sur le vivant. Pourquoi cependant la délibération bioéthique se trouve-t-elle confiée à des institutions spécialisées? Pourquoi ne pas s'en remettre seulement aux choix des médecins, encadrés par les dispositions législatives?
L'échelon intermédiaire qui apparaît ici s'inscrit habituellement dans une perspective de conseil ou de consultation, sans toutefois relever de la recherche universitaire. Qu'il s'agisse de fixer des codes de bonne pratique professionnelle dans le cadre hospitalier ou, à l'échelon national, de rendre des avis susceptibles de faire évoluer les droits des citoyens, on voit émerger de nouveaux échelons de débat et de participation aux processus de décision. Envisagées du point de vue des rapports entre morale et politique, ces nouvelles modalités de délibération ont une double originalité. D'un côté, elles complètent le dispositif permettant, dans les démocraties libérales, l'expression pluraliste et la prise en compte des points de vue et des préférences. Par un autre côté, puisqu'il ne s'agit pas seulement d'enregistrer les divergences qui existent, ces modalités de délibération ouvrent le champ d'une sorte de nouvelle morale publique. Les avis moraux des institutions de la bioéthique portent le sceau de l'Etat. Or, la conjonction de ces deux innovations ne va pas de soi.
Tel est bien le problème politique majeur que l'on peut poser à propos de la bioéthique institutionnelle. S'inscrit-elle dans une logique démocratique de libre confrontation et de prise en compte de tous les points de vue, ou doit-elle au contraire prémunir le public contre ses propres errements, en produisant une morale éclairée et digne d'être partagée? Recueillir les avis et n'en retenir qu'un: l'adoption d'une règle commune est à ce prix en démocratie. Si la préparation des lois s'inscrit dans une procédure faisant droit à l’expression de tous les points de vue, l'application de la loi promulguée ne dépend en rien des convictions des uns ou des autres. Rien n'indique cependant que l'on puisse, en matière bioéthique, se satisfaire de cette solution toute politique, dont la pertinence ne dépasse guère ici le stade de l'analogie, car précisément il n'est pas évident a priori que l'on doive opter en ces matières pour un point de vue moral unique. L'impératif de la neutralité axiologique de l'Etat, qui se traduit notamment en France par le principe de laïcité, semble imposer précisément que l'on s'abstienne de prétendre parvenir à un point de vue unique en des matières qui relèvent des convictions privées . Cela n'exclut pourtant pas que l'on parvienne, par un processus politique, à l'édiction de textes contenant un message moral défini, comme le montre le précédent des droits de l'homme. Mais il faut du moins convenir que ce message moral est alors nécessairement enchâssé dans un processus politique de proclamation ou de reconnaissance qui lui donne à la fois l'existence juridique (à l'échelon constitutionnel ou dans l'ordre international par exemple) et la légitimité‚ démocratique, et qui dépasse manifestement la simple moralité subjective.
La bioéthique aborde des problèmes de choix collectif auxquels nos sociétés ne peuvent se dérober, et qui intéressent l'existence privée des personnes ainsi que leurs convictions les plus intimes et les plus profondes . Si toutefois il ne s'agissait que d'engagements existentiels privés, l'appareil institutionnel serait superflu. Par ailleurs, si l'on voulait seulement garantir la légitimité démocratique des normes juridiques, il apparaîtrait inutile ou dangereux d'interposer entre le public et ses représentants des corps intermédiaires investis par l'Etat d'une autorité éthique. Il ne peut s'agir seulement, enfin, d'éclairer le jugement des représentants et des dirigeants par un travail scientifique: si tel ‚tait le cas, en effet, des rapports d'experts suffiraient.
Le problème reste donc entier, et la bioéthique doit être saisie dans son épaisseur institutionnelle. Si l'on ne peut la réduire au processus démocratique de l'établissement des règles de droit, il semble également difficile de l'interpréter seulement dans les termes de la recherche d'une éthique commune. Cet entre-deux fait de la bioéthique institutionnelle un terrain particulièrement intéressant pour les études politiques. Tout invite ici à la découverte de rapports inédits entre morale et politique. Je me limiterai dans cette introduction au relevé de quelques paradoxes apparents et à la formulation d'une hypothèse de travail: la bioéthique institutionnelle est de part en part politique, non parce qu'elle ferait autre chose que de la morale, mais précisément parce que sa manière de « faire de la morale » dans la sphère publique tire sa pertinence de l’insertion procédurale dans les institutions.
Ecartons d'abord l'hypothèse selon laquelle la bioéthique serait politique par accident, parce qu'elle se trouverait obligée d'intervenir à l'occasion dans des débats excédant le champ de la morale. Il ne peut en aller autrement, précisément parce que la spécificité‚ de la bioéthique institutionnelle est de recouvrir une intervention de l'Etat dans une recherche collective de type moral. De toute évidence, puisqu'il s'agit de fonctions désormais assignées à l'Etat, la teneur éthique des activités visées ne peut en rien atténuer leur caractère ouvertement politique. Disons simplement que les traditionnelles « fonctions de l’Etat » ont connu un nouvel élargissement. Venons-en aux paradoxes, qui tiennent aux spécificités de l'intervention de l'Etat dans le domaine de la recherche publique des référents moraux.
Le premier est le plus apparent: la bioéthique officielle consacre et semble légitimer (sur un mode certes ambigu) ce que certains jugent contraire à toute morale. La bioéthique cautionne ce que les uns ou les autres jugent absolument inacceptable. Il ne peut en aller autrement, puisque les questions qu'il faut régler engagent des convictions essentielles autour desquelles aucun consensus n'existe. La quête d’une morale commune, objet d’une profonde nostalgie, paraît donc ici sans pertinence. Aussi bien la législation bioéthique s’inscrit-elle dans une logique d’approfondissement ou d’encadrement des droits individuels, lesquels n’ont de sens que dans la perspective de leur exercice indépendant par chacun. La liberté de faire en vue de notre bien ce qui constitue le mal aux yeux des autres : si tel est le seul horizon de la bioéthique, il faut avouer qu’en relançant le débat public autour des « valeurs », elle en aura confirmé l’inanité.
Ainsi donc, à la différence des droits de l’homme, les normes contemporaines de la bioéthique ne seraient pas à compter au nombre des conquêtes de la philosophie (si du moins l’on voulait assigner à cette dernière la mission de réunir un faisceau d’arguments convergents et résistant à la critique, capables d’offrir par là-même un « fondement » à des règles communes). Au moment même où l’on cherche à doubler les procédures juridico-politiques d’un volet « moral » structuré par quelques grands principes, on révèle la rupture manifeste de tout consensus et l’impossibilité de fonder le droit sur une morale. On révèle que la vie des personnes humaines n’est pas un point de ralliement : on ne sait définir son début, on ne s’accorde pas sur son terme . Il faut chercher ailleurs — dans la consécration juridique des droits de l’homme, dans la reconnaissance graduelle d’un devoir d’ingérence, dans la contestation de la peine de mort - les éléments d’un progrès axiologique irréversible.
Le second paradoxe est que le débat bioéthique qui se noue dans les institutions spécialisées mêle, d’une manière parfois inextricable, des éléments de moralité traditionnelle (par exemple les règles de la filiation ou les différences supposées entre les prérogatives légitimes des couples hétérosexuels et des couples homosexuels dans divers domaines) et des questions essentielles qui engagent la vie et la mort, ou la frontière entre personnes et non-personnes, dont le tracé est plus que jamais incertain (ce qui fait surgir inévitablement aussi la question de l'inclusion des êtres dans la communauté des citoyens). On tente quelquefois de privilégier ce qui semble « naturel » ou proche des processus naturel, à la faveur d'une simple confusion entre l'être et le devoir-être. Ainsi, on pourrait croire que la bioéthique institutionnelle se réduit à peu de chose au fond: une tentative pour exprimer des valeurs potentiellement communes, grâce à l'observation des moeurs majoritaires. Il ne s'agirait pas nécessairement de morale au sens classique, mais de la recherche d'une « éthique », assimilée à un ensemble de normes permettant la vie commune en dépit des divergences sur le fond . La bioéthique institutionnelle serait essentiellement conservatrice, et tendrait à établir plus fermement la prévalence de points de vue qui constituent toujours déjà la norme statistique en fait de convictions morales.
Cette manière de renforcer la visibilité et l'importance politique du point de vue majoritaire, qui se traduit habituellement par la recherche de ce qui apparaît acceptable dans une société donnée, possède bien une certaine réalité‚ dont témoigne la production sociale des institutions de la bioéthique. A coup sûr également, la démarche typique suivie dans les institutions de la bioéthique consiste à étendre la recherche du consensus majoritaire, à partir des questions de simple moralité sociale, vers le domaine des choix tragiques concernant la vie et la mort, la personne et la non-personne. Ici encore, une certaine importance est accordée à l’évolution des convictions majoritaires et des moeurs qui les expriment. Pour autant, les choix effectués au vu de ce qui paraît acceptable dans la société de référence restent profondément immoraux aux yeux de ceux qui les condamnent. Rien ne vient atténuer le paradoxe de cette morale publique qui traite des questions associées aux engagements existentiels les plus fondamentaux comme s'il s'agissait simplement de distinguer, au sein des innovations biomédicales (jusque dans leur dimension économique), celles qui sont compatibles avec l'opinion majoritaire, à laquelle la minorité pourrait se rallier si elle s’en donnait la peine.
En troisième lieu, il y a quelque paradoxe dans l'ambition de faire émerger sur la scène publique des normes éthiques capables d'encadrer les choix préférentiels des individus. Ces choix individuels reflètent toujours déjà des convictions éthiques, dont il se trouve simplement qu'elles divergent. Il n'est point de garde-fou qui tienne; chacun sait ce qu'il veut, compte tenu des valeurs et des normes individuellement acceptées. Bien plus, les principaux critères admis pour l'évaluation éthique des normes publiques concernent précisément leur aptitude à permettre la satisfaction conjointe des préférences des uns et des autres. La législation bioéthique paraît arbitraire lorsqu'elle interdit aux individus de poursuivre leur rêve privé, lui-même assis sur des convictions morales privées parfaitement légitimes en elles-mêmes. Chacun court le risque de voir ses désirs frustrés, à cause de l'éthique des autres. Dans l'univers individualiste, anti-paternaliste et pluraliste de l'éthique sociale contemporaine, tout se passe comme si la bioéthique ne pouvait s'affirmer qu'au prix d'un renoncement préalable à l'éthique. Enfin, les préférences opposées des uns et des autres se complètent parfois, les jugements des « vaincus » devenant la mesure du succès des innovations des autres.
Veut-on, par exemple, argumenter en faveur de l'autorisation de l'expérimentation sur l'embryon humain in vitro ? L'un des arguments essentiels avancés dans le contexte du débat actuel consiste à faire valoir que ce type d'expérimentation pourrait contribuer à limiter le nombre de ces entités vouées à disparaître . En d'autres termes, c'est à l'aune des préférences de ceux dont la sensibilité est déjà blessée que l'on mesure l'intérêt des recherches projetées. Les préférences frustrées pourraient ainsi exercer une certaine influence, en orientant l'utilisation des techniques qu'elles rejettent, voire leur approfondissement dans la voie de l'expérimentation. La bioéthique n'encadre pas les préférences du public: elles les reflète en partie, et constitue pour l'autre part un incompréhensible et provisoire facteur de blocage. Le risque éthique concerne non seulement les préférences personnelles, mais aussi les investissements en capital humain (puisque certains diplômés pourraient être amenés à choisir l'exil en cas de législation défavorable à leur recherche) et en capital financier. La question est alors de savoir si les autorités nationales doivent assumer le risque d'une législation fondée sur des valeurs morales affichées (par exemple, une interprétation claire de la notion de respect dû aux personnes ou aux êtres humains), ou bien confondre éthique et politique de la recherche, éthique et politique économique, de manière préserver certains investisseurs, quelques scientifiques et une partie du public des risques que représente pour eux la sensibilité morale d'une autre partie du public.
Ces paradoxes restent mystérieux si l'on se borne à considérer la bioéthique du point de vue de la simple moralité, mais ils paraissent confirmer l’importance de l’enracinement politique de ces questions. Il s’agit de vivre ensemble : comment cela est-il possible, alors que le progrès des techniques biomédicales engendre de nouvelles divisions, de nouveaux conflits ? Contrairement à ce que suggère une certaine vulgate économique, l’accroissement de l’éventail des actions possibles n’a pas nécessairement un accroissement de la satisfaction des uns et des autres. En effet, la qualité des relations avec autrui peut en être altérée, certains voulant faire ce que les autres voudraient que l’on ne fasse pas; or, il serait absurde d'admettre que les conflits ne puissent en aucun cas altérer la qualité de la vie des uns et des autres, particulièrement dans le cadre familial. L’élargissement apparent des possibles ne laisse pas intactes les options que l’on peut exercer, et l’on vit plus mal, si l’on a de nouvelles aspirations sans pouvoir en convenir avec autrui.
Parlons donc politique : la bioéthique institutionnelle gère des conflits nouveaux qui constituent une menace potentielle pour l’Etat. Elle évite que les convictions personnelles ne divisent les citoyens autour de questions qui ne font pas partie de l’agenda traditionnel du débat politique. Dans le jeu institutionnel, la bioéthique occupe donc une place beaucoup plus importante que celle que pourrait suggérer la nostalgie de ces « repères communs » que l’on évoque avec émotion et que l'on attend en vain. La bioéthique institutionnelle se trouve affrontée à un problème réel, qui peut dans certains cas appeler une résolution urgente : inviter les uns ou les autres à se ranger à l’avis de spécialistes ou de représentants autorisés de leur propre sensibilité doctrinale, dès lors que cet avis résulte d’un échange rationnel et éclairé par les acquis provisoires des recherches en philosophie morale et dans les sciences de la vie. Ce qui fait le prix de la bioéthique institutionnelle n’est pas tant le consensus que la recherche d’une opposition modérée entre des points de vue que l’on ne peut réconcilier. C'est la preuve tangible, dans des instances étatiques, que cette divergence ne menace pas la paix civile. Si toutefois les oppositions se font plus vives, la question se pose de la réintégration, dans l’orbite du débat politique proprement dit, c’est-à-dire dans les programmes des partis, des questions de bioéthique. Rien n’est plus dangereux, en effet, que de laisser hors de la politique les lignes de fracture qui menacent son existence continuée. La bioéthique gère les conflits modérés.

Je remercie les Professeurs Robert Damien, Axel Kahn et Franck Lessay pour leur précieuse contribution à la préparation de ce dossier.