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  Editorial  
 

Pouvoir et subjectivité

Yves Charles Zarka


Qu’est-ce que le pouvoir ? Toute tentative pour répondre à cette question est inéluctablement renvoyée à une pluralité d’autres. J’en retiendrai ici trois séries. La première concerne la nature du pouvoir, son mode de constitution et son type de diffusion dans les articulations de la société. La deuxième touche aux modes d’institutionnalisation, c’est-à-dire à l’ensemble des structures juridico-politiques et des codes sociaux qui pérennisent une domination et assurent la reproduction de l’obéissance. La troisième envisage le pouvoir dans sa dimension historique : le pouvoir est non seulement lié à l’histoire des peuples mais aussi à leur conscience historique. Le rapport au passé (réel ou imaginaire) alimente les revendications d’autonomie, les affirmations de légitimité, ainsi que les dénonciations des usurpations (réelles ou imaginaires) avec lesquelles il faut en finir, d’où il résulte la reconduction des conflits et des guerres (civiles ou internationales).
Se dessinent ainsi trois rapports fondamentaux au pouvoir concernant sa nature, ses institutions juridico-politiques et son histoire. Or, ce sont précisément ces trois rapports au pouvoir, qu’aucune réflexion sur la cité réelle ne peut ignorer, qui se trouvent au centre de la pensée de Foucault sur le pouvoir pendant les années 70 . C’est précisément la raison pour laquelle le dossier principal du présent numéro de Cités est consacré, non pas à Foucault en général, mais à sa conception du pouvoir à un moment particulier de son trajet intellectuel. Il s’agit d’examiner les concepts que Foucault élabore pour penser la nature du pouvoir, sa structure juridico-politique et son histoire, concepts qui ouvrent un autre regard sur l’histoire du pouvoir et, par conséquent, sur son statut dans les sociétés contemporaines. La force théorique extraordinaire de cette considération du pouvoir tient à ce qu’elle opère un renversement de l’historiographie convenue, c’est-à-dire juridique, du pouvoir par la mise au jour d’une autre histoire, celle de la “guerre des races”, retracée depuis les origines des Temps modernes (en particulier en Angleterre et en France) jusqu’à ses dernières séquelles contemporaines, à la fois antagonistes et complices, dans les totalitarismes contemporains (communisme et nazisme). Le texte de Foucault est analysé à la fois dans sa valeur explicative et dans ses limites.
En élaborant un concept explicite du pouvoir et en refaisant son histoire, Foucault ne faisait finalement que thématiser explicitement une question qui était sous-jacente à la plupart de ses œuvres antérieures sur la folie, la clinique, la prison, le savoir. Il était donc naturel qu’une conception explicite du pouvoir ait été élaborée. En revanche, il n’en va pas de même du cours au Collège de France de 1982, dont nous publions en avant-première , grâce à l’obligeance de François Ewald et Alessandro Fontana, que je remercie tout particulièrement ainsi que la famille de Foucault, la première séance, celle du 6 janvier. En effet, prolongeant son trajet de l’année précédente, Foucault envisage la question de la subjectivité d’une manière qui peut paraître inattendue en raison de la réduction dont cette notion avait été l’objet dans les œuvres antérieures qui mettaient en évidence des structures, des dispositifs et des mécanismes impersonnels, où la subjectivité ne pouvait intervenir que comme un effet de surface. Comment la subjectivité en vient-elle à constituer un objet privilégié d’analyse pour Foucault ?
La subjectivité est envisagée à partir de l’examen historique de deux notions : le “souci de soi” (epimeleia heautou) et le “connais-toi toi-même” (gnôthi seauton). Ce qui intéresse ici Foucault, ce n’est pas seulement de faire une histoire des représentations du sujet ou une histoire des théories dans lesquelles il a été conçu, mais l’histoire de la subjectivité même ou encore l’histoire des pratiques de la subjectivité dans son rapport aux conditions qui donnent accès à la vérité. Cette histoire est tracée depuis le développement des expériences et des pratiques spirituelles par lesquelles le sujet se modifie lui-même pour s’ouvrir l’accès au vrai dans le monde grec et romain, jusqu’au retour contemporain de la spiritualité dont l’un des moments les plus proches de nous est le recentrage par Lacan de la psychanalyse autour de la question du rapport du sujet à la vérité. Le parcours conceptuel tracé par Foucault alimentera, je n’en ai pas le moindre doute, la réflexion philosophique sur la subjectivité des prochaines années.
Reste à savoir quel rapport il y a entre cette histoire du pouvoir et cette histoire de la subjectivité. Les cours inédits de Foucault réservent encore des surprises sur ce point et sur d’autres, nous y reviendrons à l’occasion.