Cités
: cité réelle et cité possible
Yves Charles Zarka
La revue Cités, dont le présent numéro est l’acte de naissance,
entend relever le défi d’une réorientation de la philosophie politique,
en particulier française, vers les débats contemporains, tout en conservant
un ancrage indispensable dans l’histoire. Le pluriel de Cités renvoie
aux deux cités, réelle et possible, définies ci-dessous.
En quoi consiste en effet cette réorientation ? La réponse à cette question
est inscrite dans l’ambition intellectuelle qui est au principe de cette
revue : associer le retour au réel et l’ouverture au possible.
Par retour au réel, il faut entendre la description et l’analyse des faits
sociaux, politiques et économiques dans ce qu’ils ont de plus rude et
de plus irréductible. Le travail de l’analyse sera donc risqué dans des
domaines en général peu fréquentés par les philosophes. Outre cette signification
positive, le retour au réel a une signification négative : le refus du
repliement sur soi, de la complaisance à l’égard de soi des démarches
philosophiques qui exténuent le réel à force de réductions ou de généralisations.
Le réel exténué, c’est le réel déréalisé, rendu transparent et sans épaisseur
dans la conscience du philosophe qui entend le penser. Ce n’est pas l’ombre
du réel, mais le réel lui-même que Cités entend prendre pour objet.
Mais en quoi la description et l’analyse du réel peuvent-elles être philosophiques
? N’y a-t-il pas là le principe d’une réduction de tout écart entre la
philosophie politique et les sciences sociales, au profit des secondes
? La réponse se trouve dans ce que nous appelions ci-dessus l’ouverture
au possible. Il faut entendre par là qu’il ne s’agit nullement d’en rester
à un constat de réalité, mais de passer au jugement et à l’évaluation.
Autrement dit, à travers l’ouverture au possible doit s’exercer la dimension
critique indissociable de la philosophie. On montrera donc comment les
choses pourraient ou devraient être autrement. Face à la cité réelle,
on fera intervenir la dimension critique de la cité possible.
Dans sa forme, la revue tentera de concilier deux exigences : la rigueur
de l’analyse et la clarté de l’écriture. L’un de ses caractères principaux
sera la pluridisciplinarité réelle, celle qui se réalise dans le travail
du concept. Lieu d’analyse, de débats et d’interventions, la revue ouvrira
largement ses colonnes à tous ceux qui apportent une contribution significative
à la réflexion sur les enjeux du monde contemporain.
Bien que comportant un dossier principal, chaque numéro sera plurithématique.
Dans sa structure, la revue comporte en effet plusieurs rubriques : entretien,
témoignage, débat, faits et tendances, analyse du discours politique,
lexique politique, actualité de la recherche, etc. Un article d’un
des principaux auteurs contemporains dans le domaine de la philosophie,
des sciences sociales ou de l’économie sera publié dans chaque numéro.
On trouvera ci-dessous la traduction d’un entretien important d’Amartya
Sen, récent prix Nobel d’économie.
L’intitulé du dossier principal de ce numéro 1/2000, “Sociétés sans
droits”, est volontairement paradoxal. Ne sommes-nous pas en effet dans
une société saturée de droits? Le discours juridique n’envahit-il pas
tout l’espace politique, économique et social ? Mais, comment dès lors
rendre compte du fait que cette société saturée de droits produise des
individus et des groupes sans droits ? Des individus et des groupes pour
lesquels les droits ne sont ni réels, ni même revendiqués ? Il s’agit
donc de penser les limites du discours juridique d’aujourd’hui face aux
nouvelles formes de la pauvreté et de la misère, qui ne résultent pas
de la rareté puisqu’elles coexistent avec l’abondance. Se côtoient ainsi
deux mondes qui coexistent et s’ignorent. Y a-t-il un possible au-delà
du fossé qui se creuse entre droits et sans droits ? Tels sont quelques-uns
des enjeux du présent numéro.
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