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  Dossier : Sociétés sans droits ?  
 

Présentation

Robert Damien


Dans des zones indistinctes que l'on dit de non-droit, nos sociétés voient émerger des formes diverses et multiples d'exclusion. Le terme d'exclus envahit le vocabulaire pour désigner des formes de marginalisation sociale qui cumulent les handicaps et conjuguent les misères.
Doit-on voir, dans ce terme générique, un flatus vocis médiatique comparable dans ses effets au défunt "tiers-monde", une énième version du barbaros, du métèque, de la populace, des classes dangereuses, entraînant les mêmes suspiçions et culpabilités que le pauvre nécessiteux, mendiant et vagabond du Moyen-Age, suscitant les mêmes craintes que le miséreux sans foi ni loi de la révolution industrielle...A l'inverse cette dénomination peut-elle constituer un concept opératoire d'intellection du réel, utile pour le transformer et ainsi combattre l'ordre injuste qu'il signifie?
Qui désigne-t-il? comment qualifier sans stigmatiser ces "populations sensibles" repoussées dans un autre monde peuplé d'existences fantômes (J.F Laé) et condamnées à la protestation humanitaire des aumônes? Comment mesurer l'ampleur et la nouveauté de ces phénomènes et ainsi construire des instruments d'action (D.Parrochia) qui puissent être pris en charge par la collectivité et utilisés par les individus eux-mêmes comme armes rationnelles de revendication?
Le plus souvent, ces exclus sont des hommes rejetés, sans métier productif ni qualification technique (J.C Beaune). Dépourvus d'identités actives et dépossédés jusqu'au pouvoir même de subsister, ils se révèlent bientôt sans appartenance ni inscription, sans demeure ni assiette: des hommes sans !
Mais de quelle cause sont-ils les effets? A quelle loi sont-ils soumis? De quoi, par qui et comment sont-ils exclus? Car ne sont-ils pas dedans, exposés, visibles, reconnaissables. Des marginaux? Mais comme la marge d’une page est bien dans la feuille, la marginalité sociale, sous les formes hybrides qui se multiplient, et dont il faudra saisir l'historique nouveauté, est bien dans la société: le dehors est dedans et nulle frontière étanche ne les peut séparer.
Les exclus dès lors sont-ils en dehors du droit ou leur exclusion n'est-elle pas le produit même du droit et constitutif de sa juridicité? N'ont-ils pas alors le droit de juger de ce droit et de faire valoir également et légalement les droits d'avoir des droits (L.Assier-Andrieux) et particulièrement le droit fondamental au travail?
Dans quelle unité sociale ces hommes peuvent-ils bien être intégrés? De quelle puissance sont-ils armés pour faire droit et en exiger l'effectivité? Comment s’associer et coopérer avec eux, nos semblables, nos égaux? Selon quel contrat échanger, entre quels individus libres de conduire quelles volontés autonomes? En quoi sont-ils encore et toujours sujets porteurs de droits, sources et ressources de normativité juridique et politique, dégageant quels possibles partageables publiquement en commun selon une loi de justice et une norme de droit ?. Pour quel corps social hiérarchisé ? par quels droits institutionnels exercés souverainement et revendicables politiquement?
Certains perçoivent à travers toutes ces interrogations l'affirmation d'un nouveau régime du droit. Non plus un droit gardien de valeurs immuables, producteur de normes stables, créateur de prescriptions et d’interdictions sanctionnées par la coercition étatique et la condamnation pénale mais des droits négociés, inventeurs de règles mobiles et transitoires, construisant des ententes modulables par les exceptions conséquentes et toujours rectifiables, garanties par un Etat certes régulateur mais jamais constitutif de normativité (M.Xiffaras). Libéré des tutelles transcendantes et livré à la contingence des rapports de force, le droit est nu, vive le droit!
Dans ce curieux jeu des dérogations procédurales et des arrogances jurisprudentielles, n’émerge-t-il pas alors paradoxalement une marginalité positive, bien armée entre mafia et lobbying, tradition et usage, ghetto et communauté, pour imposer des régulations fonctionnelles et rectifier leurs effets pervers par des mesures d'équité?N'est-ce pas dès lors rétablir un droit fondé sur les privilèges de la puissance? Ainsi à la position sociale d’une dévaluation répondrait une marginalité enviable et dynamique: le pluralisme des droits ne hiérarchise-t-il pas le dualisme social?
Après un “Etat de droit” euphoriquement affirmé et une “société sans Etat” constamment rêvée, n’atteignons-nous pas le rivage des sociétés sans droits?